jeudi 13 juin 2013

150e et 151e jours - Savoir ce que « le gouvernement » a pu vouloir, même sans l'avoir dit publiquement

Denis Choinière est le directeur du Bureau de la réglementation des produits du tabac, à la Direction des substances contrôlées et de la lutte au (sic) tabagisme, au sein de la Direction générale de la santé environnementale et de la sécurité des consommateurs de Santé Canada.

Dans le monde de la lutte contre le tabagisme, M. Choinière est connu pour avoir fait partie du noyau de commis de l'État qui ont conseillé le gouvernement d'Ottawa quand ce dernier a imposé (avant tous les autres gouvernements dans le monde) des mises en garde sanitaires illustrées sur les paquets de cigarettes (2000); quand il a ratifié la Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac (2004); quand il a obligé les fabricants à réduire la propension des cigarettes à générer des incendies (2005), etc.

Dans l'organigramme à plusieurs étages et ramifié de Santé Canada (voir la version de 2010 actuellement en ligne), le principal témoin de cette semaine est-il un « haut » fonctionnaire, un mandarin ?  C'est comme on voudra, mais Denis Choinière était le « témoin désigné » par ce ministère, quand le gouvernement du Canada était dans le procès actuel encore légalement obligé de se défendre...contre ses « co-défendeurs » les cigarettiers.

Il est possible que le choix par les stratèges du ministère s'explique par une habileté du biologiste de formation à manier le langage diplomatique, une habileté notamment observable lors des deux journées et demie de son témoignage devant le tribunal de Brian Riordan.

Maintenant que la Couronne fédérale est officiellement hors de cause dans le procès fait aux cigarettiers, ces derniers avaient choisi de garder Denis Choinière dans leur liste de témoins gouvernementaux, alors que, paradoxalement, toute sa carrière à Santé Canada dans le contrôle du tabac s'est déroulée depuis la fin de la période pour laquelle le comportement des compagnies de tabac est mis en cause par les recours collectifs.

Ce que la défense des compagnies de tabac a obtenu d'utile grâce à ses questions à M. Choinière et aux réponses de ce dernier est loin d'être évident, à part une consommation du temps et des ressources de la partie demanderesse.

Lundi, lors d'un interrogatoire par l'avocat Doug Mitchell, défenseur de JTI-Macdonald,  le témoin de 53 ans s'est vu obligé, avec la permission du juge, de parler de ce que « le gouvernement » voulait ou faisait en 1908, en 1946, au milieu des années 1950, en 1963, en 1969, etc.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Denis Choinière n'est pas un témoin de faits comme les autres.

Cela ne semble pas avoir entamé la volonté de M. Choinière de collaborer, laquelle a été beaucoup plus évidente que celle, par exemple, d'Ed Ricard, le témoin désigné d'Imperial Tobacco dans ce procès. Lors de sa première comparution en mai 2012, M. Ricard avait admis avoir écarté de ses lectures une partie considérable de la documentation que les procureurs des recours collectifs lui avait demandé de lire.

Au-delà, les nombreux « I don't know » d'Ed Ricard en mai 2012 puis en août trouvent tout de même une certaine équivalence pratique dans les « je n'ai pas trouvé dans la documentation ... » de Denis Choinière cette semaine. L'avocat de JTI-Macdonald puis celui de Rothmans, Benson & Hedges (Simon Potter) n'ont pas toujours eu la partie facile avec le témoin Choinière, même si les avocats des recours collectifs se sont objectés, en vain, au caractère prématurément et excessivement directif des questions de la défense, et ont souligné que le juge laissait plus de marge de manœuvre en interrogatoire principal lors de la preuve en défense que lors de la preuve en demande.

Mardi, lors de l'interrogatoire par Me Potter, le fonctionnaire de Santé Canada s'est vu interrogé sur les buts qu'avait le fisc en taxant les produits du tabac davantage (selon Me Potter) que l'alcool et d'autres produits malsains. M. Choinière s'est déclaré peu familier des questions fiscales. Il y a eu de nouveau des objections des recours collectifs, rejetées par le juge.

Le témoignage commencé lundi et poursuivi mardi s'est terminé jeudi matin, et les avocats des recours collectifs n'ont pas contre-interrogé le témoin. Ils ont par contre suggéré à la défense de demander des admissions qu'ils produiraient volontiers au lieu de faire parader des témoins qui seraient peut-être plus à leur place dans un autre procès. celui lié à l'action en recouvrement du gouvernement du Québec par exemple. Le juge a d'ailleurs dit que le procès n'est pas une commission d'enquête sur les agissements du gouvernement fédéral canadien.

On a pourtant fini jeudi par aboutir dans les échanges de courriels de fonctionnaires, et des échanges postérieurs à la période couverte par les recours collectifs.


Le gouvernement en a-t-il fait trop ou pas assez ?

Ce qui ne pouvait peut-être pas suffisamment ressortir d'un portrait historique tracé par un peintre « menotté » comme le témoin Choinière, à qui on n'a pas demandé un rapport d'expertise, c'est entre autres la résistance de l'industrie aux initiatives du gouvernement au fil de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il n'est cependant pas certain que le juge Riordan ait encore besoin de cela.

En tous cas, lorsque le fonctionnaire Choinière a expliqué, sur demande de Me Mitchell, le dernier paragraphe d'une lettre du ministre de la Santé Jake Epp (1984-1989) à un dirigeant de l'industrie, il a laissé entendre que des épisodes de guerre froide se déroulaient derrière une mondaine façade de collaboration.

Lors de l'interrogatoire par Me Potter, M. Choinière a plus nettement départagé les époques. On croit comprendre qu'il y a une quinzaine d'années après 1972 (mort au feuilleton du projet de loi du ministre Munro) où le gouvernement a tenté d'obtenir des changements de comportements de l'industrie grâce à des appels répétés à l'auto-réglementation, qui ont été tout juste assez écoutés pour que le gouvernement ne perde pas la face.

Aux victimes du tabagisme qui accusent aujourd'hui les compagnies de tabac de ne pas avoir agi avec diligence pour prévenir les atteintes à la santé du public, la défense de RBH et de JTI-Macdonald parait vouloir répliquer à l'aide de preuves que la lenteur des compagnies était le reflet des flottements et des hésitations de la fonction publique.

Il est pourtant difficile de croire que les dirigeants du tabac aient été plus instruits de ce que révèle aujourd'hui l'examen judiciaire de la correspondance interne du ministère, et plus influencés par cela, que par tous les signaux du caractère nocif de l'usage du tabac que le gouvernement ne se cachait pas pour envoyer au public, des signaux que les fumeurs se voient reprochés par les cigarettiers de ne pas avoir écoutés.

Dans son ensemble, le témoignage de Denis Choinière a eu l'effet secondaire de montrer la constance de ce signal de base depuis 1946.

*

La journée de jeudi, quand le témoignage de M. Choinière s'est terminé avant la pause du midi, était en fait la 153e journée.

Ce qui a commencé le 152e jour (mercredi) et s'est poursuivi lors de cette 153e journée (jeudi), c'est le témoignage d'une experte mandatée par la défense d'Imperial, la sociologue Claire Durand de l'Université de Montréal. Une prochaine édition de ce blogue en traitera.