mercredi 26 juin 2013

156e jour - Dernier jour d'audition avant de renvoyer chacun à son étude ou à des vacances

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces à conviction, voyez les instructions à la fin du présent message.

édition relative à la journée du 20 juin 2013

Au procès intenté contre les trois principaux cigarettiers canadiens par deux collectifs de personnes qui se disent victimes de leurs pratiques, le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a entendu le jeudi 20 juin un dernier témoin avant les vacances judiciaires estivales.

Les parties ont aussi un peu discuté du nouveau calendrier, raccourci, de production de la preuve en défense, planifié par Imperial Tobacco Canada, Rothmans, Benson & Hedges, et JTI-Macdonald. Il a aussi été question de nouveau de la délimitation des groupes qui exercent des recours collectifs.


RETOUR ET ADIEUX DU PROFESSEUR FLAHERTY

David Flaherty est un professeur d'histoire à la retraite de l'Université de Western Ontario qui figure au nombre des témoins-experts de la défense de l'industrie du tabac dans ce procès. Le bonhomme a grandi à Lachine, sur l'île de Montréal, mais a fait carrière aux États-Unis, en Ontario et en Colombie-Britannique.

Il y a vingt-cinq ans, plus précisément le 6 septembre 1988, l'historien Flaherty remettait à l'industrie un rapport de recherche préliminaire sur la « connaissance » qu'avait le public canadien des méfaits sanitaires du tabac. (pièce 1561 au dossier)

Ordinairement, un universitaire des 20e et 21e siècles vit sous la règle non-écrite du « publish or perish » (publier ou périr), mais ce rapport de 1988 devait être gardé secret parce que les avocats comptaient s'en servir dans une défense éventuelle devant un tribunal.

De fait, dans le curriculum vitae du professeur Flaherty, il n'est fait aucune mention de ses recherches sur ce sujet. Le catalogue des publications de l'universitaire canadien est plus riche en monographies sur l'histoire coloniale des États-Unis ou sur des questions de droit à la vie privée.

Après 1998, le rapport secret, comme des millions d'autres documents internes de l'industrie, a été rendu public en vertu d'une entente à l'amiable entre des cigarettiers et les 50 États de l'Union américaine qui les poursuivaient en justice.

Puisque le document était déjà accessible en ligne aux internautes avant même le début du présent procès, le juge Riordan a décidé qu'il pouvait lui aussi le lire et a autorisé son versement dans le dossier de la preuve. La Cour suprême du Canada a ce mois-ci communiqué son intention de ne pas réviser le jugement interlocutoire de Brian Riordan. Alors voilà, l'affaire est close et le document est public.

Quelles ressemblances et dissemblances y a-t-il entre le rapport secret de 1988 et le rapport que l'expert Flaherty a remis en 2010 aux parties dans le présent procès ? Quelle influence les compagnies de tabac ont-elles eu ?

Voilà en partie ce que le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a cherché à savoir en poursuivant et terminant son contre-interrogatoire de David Flaherty commencé en mai dernier.


Inconsistances et curiosités

Me Johnston a exprimé une frustration que la partie demanderesse n'ait pas eu accès avant le matin même à la totalité du matériel brut de recherche utilisé par l'expert, soit près de 12 000 documents enregistrés sur un cédérom et colligés par le professeur Flaherty ou d'autres historiens sous contrat avec l'industrie. Ce dernier a révélé qu'il n'y avait pas d'index des documents en question. Incroyable, mais vrai.

Le rapport d'expertise de 2010 conclut que « les Canadiens, incluant les Québécois, étaient les plus avertis de l'Anglophonie et de la Francophonie mondiales » (pièces au dossier 2006320063.120063.220063.320063.420063.520063.620063.720063.820063.920063.1020063.11)

Le rapport préliminaire de 1988, rédigé après seulement quatre mois de recherches, arrivait aux mêmes conclusions, dans des termes très similaires, que la recherche menée épisodiquement durant les 23 années suivantes. Il ne faut cependant pas tirer de conclusions. C'est simplement parce que M. Flaherty était un type brillant (« I think I was a pretty smart fellow back then...»).

L'expert en histoire a cherché à faire comprendre qu'il n'avait pas mis non plus d’œillères en faisant sa recherche, mais il a reconnu implicitement qu'elle était incomplète parce qu'elle ne prenait pas en compte la documentation interne des cigarettiers qui aurait pourtant été disponible, et qui l'est encore pour de futurs historiens. M. Flaherty a répété qu'il avait négocié le mandat et que ce n'était pas les compagnies qui lui avaient dicté ses décisions.

Dans son rapport préliminaire de 1988, l'historien Flaherty faisait notamment référence à ce qu'il avait lu sur la connaissance commune des méfaits du tabagisme dans les transcriptions du célèbre procès de Rose Cipollone contre le groupe Liggett abouti en appel devant la Cour suprême des États-Unis en 1992. Or, si le professeur Flaherty a déclaré, lors un témoignage antérieur devant le juge Riordan, qu'il n'avait jamais lu de transcriptions de procès de cigarettiers, c'est que sa langue a fourché.

Me Johnston a fait remarquer à l'expert que son rapport de 1988 contenait la remarque que les mises en garde publiques à propos des méfaits du tabagisme étaient « contrebalancées par des efforts pour discréditer les études modernes ».

Devant le juge Riordan, M. Flaherty a déclaré qu'il n'avait jamais cru ce qu'il avait alors écrit, et que ses phrases n'ont absolument rien à voir avec ce qu'il pensait à l'époque. Le témoin a dit qu'il aurait dû écrire que les mises en garde ont été efficaces « même s'il y a eu un effort pour les contrebalancer ». L'expert a comparé ces efforts de l'industrie du tabac à une goutte d'eau dans une piscine.

Quand Me Johnston a fait examiner au témoin l'avant-propos du livre The Cigarette Papers, où un ancien Surgeon General déplore que l'industrie ait caché de nombreux renseignements sur les méfaits du tabac qui auraient pu sauver des vies s'ils avaient divulgués, l'historien s'est retranché dans un argument d'autorité et a pris un ton outré: « si j'avais pensé que c'était pertinent, je l'aurais mis » dans le rapport.

On avait compris de la théorie de la connaissance populaire des experts en histoire Lacoursière et Flaherty qu'un article paraissant dans un journal ou un magazine, même à faible tirage, finit par avoir tout de même une influence, grâce notamment au statut social du lectorat, aux revues de presse ou au bouche à oreille familial.

Dans le cas d'un article paru dans le magazine américain True en janvier 1968, un article que l'historien Robert Proctor considère comme un bijou de déni scientifique, M. Flaherty a estimé que le magazine n'était pas lu au Québec, bien qu'il a été incapable de préciser quel était le tirage au Canada. Son petit doigt lui a dit que cela ne pouvait pas avoir eu d'influence, surtout comparé à Sélection du Reader's Digest. Encore une goutte d'eau en moins dans la piscine, si c'est une piscine.

*

En interrogatoire complémentaire par Me Neil Paris, avocat d'Imperial, M. Flaherty a déclaré avoir pris en compte la crédibilité des sources dans sa sélection d'articles de presse. Et ce qui n'est pas crédible, à toutes fins pratiques, ce sont les voix qui nient les méfaits du tabagisme. (Donc on les exclut de l'échantillon, et on obtient ce qu'on veut prouver: les gens savaient.)

Extrait de la pièce 1546
Me Paris a aussi donné une chance au témoin-expert d'accorder son absolution aux historiens qui ont travaillé sur des mandats de l'industrie du tabac dans des procès aux États-Unis. (voir la liste ci-jointe, extraite d'un document versé en preuve par Me Johnston en mai dernier) (pièce 1546)

Me Paris a demandé à l'historien Flaherty s'il pouvait imaginer ce que ses éminents confrères pouvaient gagner en assouplissant leurs normes professionnelles, et le témoin a dit qu'il ne pouvait pas l'imaginer. Le professeur a ajouté qu'avec les mêmes sources et les mêmes questions, toutes ces sommités ne pouvaient aboutir qu'aux mêmes conclusions. Tiens donc.

On aura aussi noté que l'universitaire Flaherty a parlé du « professeur Lacoursière » en référant à l'historien québécois qu'il prenait de si haut lors de son interrogatoire en mai. Il y a tout lieu de croire que l'absolution s'étend donc au célèbre vulgarisateur auteur d'un rapport d'expertise soumis au tribunal en avril.

Le professeur Flaherty est reparti pour la Colombie-Britannique où il réside.

* *

Fumeurs immigrants et dossiers médicaux

Plus tôt en juin, le juge Riordan avait demandé aux avocats des recours collectifs de préciser leurs critères d'inclusion d'une personne dans le groupe des fumeurs ou anciens fumeurs victimes d'une des quatre maladies et dans le groupe des personnes dépendantes de la nicotine.

Le but est d'exclure des personnes pouvant présenter une réclamation celles qui ont commencé à fumer des cigarettes qui ne sont assurément pas fabriquées par les compagnies intimées dans le présent procès, parce que ces personnes ont commencé à fumer avant d'arriver au Canada. Cette ordonnance se veut une réponse à une préoccupation exprimée par Me Simon Potter, le défenseur de Rothmans, Benson & Hedges (RBH).

Un tel ajustement est dans l'intérêt des cigarettiers intimés dans la mesure où il réduira le nombre de Québécois indemnisés en cas de victoire des recours collectifs.  Malgré tout, les compagnies ont protesté de l'enregistrement au dossier de la preuve de données de Statistique Canada sur les migrations. Les recours collectifs « auraient dû » faire cela avant la clôture officielle de leur preuve le 137e jour le 23 avril.

Le juge a fait valoir qu'il a le droit d'imposer quand il veut certaines restrictions à la taille des groupes et qu'il s'attend à ce que les compagnies profitent de la porte ouverte à un nouveau calcul du montant global des indemnités éventuelles.

Le magistrat a aussi, l'an dernier, statué que les cigarettiers ne pourraient pas demandé à voir les dossiers médicaux des membres des collectifs.  Cependant, parce qu'il envisage que les compagnies vont tenter de faire appel de ses décisions sur cette matière, l'honorable Riordan a demandé aux défenderesses de mettre en place un système permettant des appels sans causer des délais au procès.

En ce dernier jour d'audition avant les vacances estivales, une méthode pour ce faire a été mise au point. Les défenseurs des cigarettiers vont faire expédier cet été une assignation à produire des dossiers médicaux, laquelle assignation sera contestée par les avocats des recours collectifs, et sera débattue à la fin d'août. L'hypothèse faite par les juristes est que le jugement interlocutoire de Brian Riordan sur ce sujet aboutirait devant la Cour d'appel à l'hiver 2014, donc bien avant la fin des auditions du présent procès.


Potter encore dans la liste des témoins envisagés

Le juge Riordan a répété, une fois de plus, qu'il ne veut pas voir l'avocat de RBH Simon Potter être appelé à la barre des témoins par son ancien client, Imperial Tobacco Canada. Le magistrat n'autorisera pas cette opération et il estime qu'une comparution d'un avocat partie prenante à un procès dans ce même procès est très exceptionnelle et difficilement justifiable. S'il existe un autre moyen d'enrichir la preuve en défense, le juge annonce qu'il l'imposera à la défense.

Fidèle à son habitude quand on risque de discuter de sa comparution possible comme témoin, Me Potter s'est fait relever dans la défense de RBH par un de ses coéquipiers du cabinet McCarthy Tétrault. Me Potter a déjà déclaré devant le tribunal qu'il ne voulait pas témoigner, mais Me Johnston des recours collectifs avait alors exprimé son opinion que c'est de la frime, et que Potter est de mèche avec la défense d'Imperial.


Le calendrier

Le 15 mai dernier, le juge Riordan a ordonné aux cigarettiers de ramener à 175 jours d'auditions le calendrier de présentation de leur preuve en défense. (Imperial Tobacco veut faire casser ce jugement interlocutoire et la Cour d'appel du Québec va entendre à la mi-septembre les arguments des parties sur la pertinence d'un appel et le fond de la question.)

Le nouveau calendrier qui a circulé depuis le 19 juin respecte la limitation de temps imposée par le juge mais surtout parce que le temps prévu pour des contre-interrogatoires (par la partie demanderesse) a été retranché et parce que le temps consacré à l'interrogatoire de membres des collectifs a été enveloppé de mystère. Le juge Riordan n'a pas paru se formaliser d'arrangements aussi cosmétiques. Il a plutôt complimenté la défense pour son efficacité jusqu'à présent dans les interrogatoires, et pour sa façon de préparer les pièces à verser au dossier. Il a en revanche prévenu les compagnies d'éviter les trous dans le calendrier.

(On trouvera plus bas la séquence envisagée des comparutions et le temps estimé nécessaire.)

Le juge s'est demandé si les avocats de la Couronne fédérale (que la Cour d'appel du Québec a sorti du procès à l'encontre d'un jugement de Riordan) ne pourraient pas aider la défense à produire des affidavits ou des témoins issus de l'administration fédérale.

Les derniers mots du magistrat ont été pour remercier la sténographe et la greffière de leur vaillant travail durant l'année qui vient de s'écouler. 

Les auditions au procès vont reprendre le 19 août, avec la comparution de l'historien Robert J. Perrins.

Entre temps, les avocats et le juge vont pouvoir lire ou relire de nombreux documents versés au dossier de la preuve, qui compte maintenant des dizaines de milliers de pièces.

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Témoins que la défense des cigarettiers veut appeler à la barre (plan du 20 juin 2013)



expertises

Robert J. Perrins (histoire de la connaissance scientifique et politique gouvernementale), 3 jours
Michael Dixon (phénomène de la compensation), 3 jours
James Heckman (publicité, statistique, absence d'impact sur les membres des collectifs), 2 jours
Richard Semenik (marketing), 2 jours
David Soberman (marketing), 2 jours
Alexander Goumeniouk (dépendance), 1 jour
Kieron O'Connor (dépendance), 2 jours
Dominique Bourget (dépendance), 2 jours
John Davies (dépendance), 2 jours
Laurentius Marais (épidémiologie, statistiques, causalité), 3 jours
Bertram Price (épidémiologie), 2 jours
Kenneth Mundt (épidémiologie), 2 jours
Sanford Barsky  (maladie, diagnostic individuel), 1 jour
Dale Rice (idem), 1 jour
deux experts sur les mises en garde sanitaires, 4 jours
+
un possible expert en sondage des consommateurs, 2 jours


faits et gestes d'Imperial Tobacco Canada

Andrew Porter (recherche, chimie), 3 jours
Graham Read (recherche en général, BAT), 3 jours
Gaétan Duplessis (recherche, relations avec Agriculture Canada), 2 jours
Andrew Chan (marketing), 2 jours
Anthony Kalhok (marketing), 1,5 jour
Ed Ricard  (marketing), 2 jours
Anne Boswall (marketing), 1 jour
Jean-Louis Mercier (haute direction), 1,5 jour
Benjamin Kemball (haute direction), 2 jours
Lyndon Barnes (rétention/destruction de documents), 1 jour
Simon Potter (rétention/destruction de documents), 1 jour
Graeme Boswall (feuilles de tabac), 1 jour
Howard Goode (feuilles de tabac), 1 jour
Ron Bandur (feuilles de tabac), 1 jour


faits et gestes de Rothmans, Benson & Hedges

Steve Chapman (développement de produits), 2 jours
Gary Black (développement de produits), 1 jour
John Barnett (politiques corporatives, haute direction), 1 jour
un autre témoin (marketing), 1 jour
un autre témoin (haute direction), 1 jour


faits et gestes de JTI-Macdonald

Peter Hoult (haute direction), 3 jours
Ray Howie (développement de produits), 2 jours
Robin Robb (marketing), 2 jours
Richard Marcotulio (effets sanitaires du tabagisme et politique corporative), 2 jours
Jeff Gentry (développement de produits), 2 jours
Lance Newman (marketing), 1 jour
Guy-Paul Massicotte (CTMC, ICOSI, réorganisation corporative), 1 jour
Mary Trudelle (marketing et affaires publiques), 1 jour
Ian Walker (Youth Target Study), une demi-journée
Michael Sauro (compensation), une demi-journée


faits et gestes du ministère canadien de la Santé

témoins probables
J.C. Robinson, 1 jour
W.H. Cherry, une demi-journée
Monique Bégin, 2 jours
Albert J. (Bert) Liston, 2-3 jours
Perrin Beatty, une demi-journée
Murray Kaiserman, 2 jours
William S. Rickert, 1 jour

autres témoins possibles
DM Bruce Rawson, 1-2 jours
John A. Bachynsky,  1 jour
J.L. Fry, 1 jour
David Kirkwood, 1 jour
Maureen Law, 1 jour
Benoit Bouchard, une demi-journée
David Crombie, une demi-journe
Neil Collishaw, 1 jour
d'autres témoins à déterminer


faits et gestes d'Agriculture Canada
C. Frank Marks, 2 jours
P. Wade Johnson, 2 jours
R.S. Pandeya, 2 jours
J.M. Brandle, 1 jour
Brian Zilkey, 2 jours
Yvan Martel, 1 jour
D'autres témoins à déterminer.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuv ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
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mercredi 19 juin 2013

155e jour - Les notions de dépendance, de liberté et de collaboration chez un ministre de la Santé des années 1970

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces à conviction, voyez les instructions à la fin du présent message.

Le témoignage de l'ancien ministre fédéral de la Santé Marc Lalonde, commencé lundi, s'est terminé mardi avant que midi trente sonne, alors que trois jours de comparution devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec étaient prévus. Les auditions du procès reprennent jeudi.

Dans la mesure où la pensée exprimée par un ministre fait foi plus que tout de ce que son ministère pense, du moins pendant qu'il est ou était en fonction, l'interrogatoire principal de l'ancien ministre par Me Suzanne Côté d'Imperial Tobacco Canada, puis le contre-interrogatoire par l'avocat des recours collectifs des victimes du tabac Philippe Trudel, ont permis de révéler des éléments utiles à la preuve de chacune des deux parties.

On n'a pas demandé à Marc Lalonde si les cigarettes moins nocives pour la santé dont il a beaucoup été question depuis lundi avaient, à sa connaissance, déjà été commercialisées.


La meilleure solution et une dépendance graduelle

Tant lundi que mardi, M. Lalonde a tenu à faire valoir que même les communications de son ministère où il était question de produits du tabac moins insalubres contenaient toujours la proposition ou la notion que le comportement le plus sain demeure d'arrêter de fumer.

Par ailleurs, aux yeux de celui qui dirigeait le ministère fédéral de la Santé de 1972 à 1977, « arrêter de fumer est difficile chez des gens qui commencent à fumer et continuent à fumer durant plusieurs années ». En outre, les adolescents qui ont déjà joint les rangs des fumeurs doivent « cesser avant qu'ils soient devenus complètement dépendants ».

C'est comme si M. Lalonde pensait que la dépendance prend des années à s'installer.

(De nos jours, grâce en particulier à des recherches au Québec dirigées par l'épidémiologue Jennifer O'Loughlin de l'Université de Montréal, les spécialistes en arrêt tabagique disent que l'acquisition de la dépendance au tabac est un phénomène très rapide. Il est toutefois plausible qu'un praticien du droit commercial et conseiller politique bombardé ministre de la Santé en 1972 n'ait pas connu le détail des processus physiologiques et psychologiques en cause, même tels qu'ils étaient connus alors par ses fonctionnaires.)

En revanche, l'ancien ministre était au courant que les fumeurs commencent à fumer durant l'adolescence, parce qu'il avait vu des statistiques là-dessus.

Marc Lalonde ne se souvenait plus s'il y avait de son temps au ministère des annonces de cigarettes qui s'adressaient au public d'âge mineur, mais il a affirmé qu' « il devait y en avoir puisque » son ministère insistait pour que cette pratique, inacceptable à ses yeux, soit interdite par le code d'autoréglementation de l'industrie.


La controverse semée par l'industrie a intoxiqué le ministre

Me Trudel a mis en parallèle le texte d'une allocution prononcée par le ministre en octobre 1976 (pièce 20094.3 au dossier) et le témoignage de l'endocrinologue Hans Selye en juin 1969 devant le comité permanent de la santé et des affaires sociales de la Chambre des Communes. (témoignage complet du Dr Selye et brefs échos dans deux quotidiens québécois pièce 1559)

(Cette commission parlementaire était alors présidé par le député et médecin Gaston Isabelle. Le Dr Isabelle est décédé le 3 juin dernier, et la presse semble ignorer son rôle précurseur il y a 44 ans.)

Selye en détail en 1969 et Lalonde au passage en 1976 ont souligné le bon côté de la cigarette dans le combat contre le stress, en des termes très similaires.

Lorsque Me Trudel a demandé à l'ancien ministre s'il savait qu'un bout (page 11pdf) de son allocution devant l'Association américaine de santé publique faisait écho à Hans Selye, Marc Lalonde a dit que non. L'ancien ministre a expliqué que ce genre de pensée était courant à l'époque.

L'ancien ministre de la Santé ne savait pas non plus que Selye avait reçu beaucoup d'argent des compagnies de tabac (Le chercheur de l'Université de Montréal n'avait pas caché ce financement à la commission Isabelle.)

Ainsi donc, les doutes semés pendant 50 ans par les collaborateurs scientifiques de l'industrie se sont diffusés dans la société et semblent avoir effectivement empêché certaines personnes de mettre les yeux en face des trous. Ces dernières semaines au procès, des témoins-experts de l'industrie, soient l'historien Lacoursière, le politologue Duch et la sociologue Durand, avaient de la difficulté à admettre que le tabagisme cause le cancer ou diverses maladies. En 1969, Hans Selye considérait les risques de l'arrêt tabagique plus élevés que les risques du tabagisme, et sept ans plus tard, loin de le contredire, le ministre de la Santé reprenait en partie l'idée devant un parterre de médecins américains.


La liberté dans une « économie de marché »

Me Trudel a aussi voulu examiner la notion de liberté de choix des fumeurs si souvent mentionnée par le témoin Lalonde. L'ancien ministre savait qu'il est difficile d'arrêter de fumer, à cause de la dépendance. Il a fait des comparaisons avec l'alcool.

Marc Lalonde a aussi montré qu'il comprenait bien comment la publicité faisant référence à un style de vie (plutôt qu'aux caractéristiques intrinsèques d'un produit) opérait sur les consciences. L'ancien ministre a dit qu'il avait manqué de budget pour faire de la contre-publicité gouvernementale à la hauteur des efforts publicitaires des cigarettiers.

Plusieurs fois, Me Lalonde avait fait allusion depuis la veille au fait que le tabac soit un produit légal. Il avait aussi plus d'une fois parlé du Canada comme d' « une économie de marché ».

Me Trudel: Est-ce que cela change de quoi du point de vue du ministère que le produit (d'un fabricant) soit légal ?
M. Lalonde: S'il peut le vendre, il peut en faire la promotion.

On aura compris que Marc Lalonde n'est pas de la même école que John Munro, Jake Epp, David Dingwall ou Allan Rock (des ministres fédéraux de la Santé qui ont voulu interdire la publicité, sans pour autant rendre le produit illégal.)


La collaboration de l'industrie

Malgré son discours d'aujourd'hui, Marc Lalonde, dans une lettre du 16 mars 1976 à Paul Paré, le président d'Imperial Tobacco et du CTMC, demandait à l'industrie d'interdire la publicité de type style-de-vie (pièce 20128 au dossier).

Le témoin ne se souvient pas si l'industrie a acquiescé à la demande du gouvernement durant son passage. La mémoire phénoménalement précise de M. Lalonde durant l'interrogatoire par Me Côté a paru plus ordinaire lors du contre-interrogatoire. Il y a eu aussi davantage d'objections salvatrices, en ce qu'elles dispensent de répondre.

Me Trudel a voulu savoir pourquoi les cigarettiers s'étaient opposés aux désirs du ministère de la Santé sous Lalonde de donner davantage de renseignements sur les effets de l'usage de leurs produits, et M. Lalonde a répondu que c'était pour ne pas admettre les méfaits du tabac.

Quelques minutes plus tard, le témoin ajoutait pourtant que « le fait qu'ils acceptent de s'autoréglementer » (à partir de 1972) était une admission implicite. « Si le produit avait été de la salade, il nous aurait dit: allez vous faire voir » (avec votre contrôle ou vos interventions).

Me Trudel, que les règles du contre-interrogatoire autorisent à faire des suggestions, a suggéré qu'aucune des douze demandes formulées par Lalonde dans sa lettre à Paré n'avait été satisfaite par l'industrie.

Devant la nécessité de passer au travers des 12 demandes, le témoin a dit : « Cela est fort possible. Probablement correct. »

Pour autant, l'ancien ministre ne démordait pas de l'idée que l'industrie admettait la nocivité de ses produits à l'époque où elle se donnait un « code volontaire », après la grande peur du bâton qu'était le projet de loi du ministre Munro.

Me Trudel a jeté sous les yeux du tribunal les notes pour une allocution en septembre 1973 devant l'Association des distributeurs de confiseries et de produits du tabac (pièce 290), par le président d'Imasco, holding possédant Imperial Tobacco Canada, L. Edmond Ricard (père du témoin Ed Ricard de 2012).

M. Ricard père réduisait alors aux dimensions d'une controverse les allégations médicales au sujet de la nocivité du tabac (voir notamment les pages 3pdf et 7pdf du texte.)

M. Lalonde a admis que ce genre de propos compliquait la tâche de son ministère.

Me Trudel a aussi jeté sous les yeux du tribunal le procès-verbal d'une réunion du CTMC, en octobre 1976, où Paul Paré rapporte des propos tenus par le ministre Lalonde lors d'une rencontre récente avec lui. M. Lalonde aurait dit à M. Paré que l'industrie était en train d'essayer de se moquer de lui et de ses fonctionnaires ».

Sans avoir gardé un vif souvenir de l'échange rapporté par M. Paré, l'ancien ministre n'a pas nié qu'il ait pu exprimer de pareils sentiments.

Dans un document interne du ministère daté du 18 avril 1977 (Lalonde a quitté le ministère à la mi-septembre de la même année.), le ministre envisageait d'évaluer de sa politique conciliatrice. Me Trudel lui a demandé quel était le bilan. Le témon Lalonde a répondu: : Nous avons constaté une diminution (de la prévalence du tabagisme).

*

Quelques mots sur l'homme Lalonde.

Voilà un homme qui a fait le délice des caricaturistes durant sa vie politique et dont l'ancien premier ministre du Québec René Lévesque, qui ne le portait pas dans son coeur, moquait la « figure de grand d'Espagne », en référant sans doute aux toiles du Greco.

L'auteur de ce blogue, pour avoir vu Marc Lalonde notamment dessiné en vampire, l'imaginait volontiers malingre et manquant de souffle, alors qu'il est, certes grand et mince, mais également, pour un bonhomme de 83 ans, droit et presque athlétique, avec des mains comme des pagaies. François Mitterrand, qui avait les mêmes canines que Marc Lalonde, se les était fait limer à la veille de l'élection présidentielle française de 1981. L'homme politique canadien n'a pas eu une telle obsession de son image.

L'ancien ministre fédéral canadien parle, avec une voix très basse, mais occasionnellement flutée, un français châtié et moderne, employant le mot procès-verbal quand des avocats qui sont au moins trente ans plus jeunes que lui s'obstinent à parler des « minutes » d'une réunion.

On pourrait facilement dépeindre Marc Lalonde comme un homme à l'aise dans le rôle du combattant, pour l'avoir vu associé à la politique pétrolière du gouvernement Trudeau qui a indigné l'Alberta, ou pour l'avoir vu ministre de la Justice au moment où les commissions d'enquête Keable et McDonald révélaient au public les activités illégales de la Gendarmerie royale du Canada dans les années 1960 et 1970, une époque où le gouvernement Trudeau paraissait excuser tout dans sa lutte contre le mouvement indépendantiste québécois, toutes tendances confondues.

Mais les biographes et historiens devront considérer un autre Marc Lalonde avant de cerner le personnage: celui qui a consacré une bonne partie de sa vie d'avocat de pratique privée à l'arbitrage, ainsi que le ministre des Finances des mesures anti-inflationnistes négociées, et finalement le ministre de la Santé qui a misé sur la bonne volonté de l'industrie du tabac.

Devant un article de la presse québécoise du 12 octobre 1969 (pièce 1555), où il est dit que l'industrie du tabac se défend contre ses ennemis, l'ancien ministre de la Santé a commenté, sans tristesse, sans fierté:  « Je n'ai jamais été considéré comme un ennemi ... ni comme un ami ... ».

L'honorable Brian Riordan a remercié chaleureusement l'honorable Marc Lalonde de son témoignage.



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mardi 18 juin 2013

154e jour - L'industrie savait que les fumeurs compensaient et elle l'a dit au ministre dès 1973

Le 16 mai 1971, au terme d'une réunion du conseil des ministres, le gouvernement du Parti libéral du Canada à Ottawa a conclu qu'il fallait bannir la publicité des produits du tabac, a affirmé Marc Lalonde, le témoin de lundi au procès des trois principaux cigarettiers du marché québécois.
Marc Lalonde en 2009

À cette époque, Marc Lalonde était le directeur du cabinet du premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Il n'assistait pas aux réunions du Conseil, sauf exceptionnellement et sur invitation du chef du gouvernement, mais il faisait partie du cercle restreint des personnes qui ont le droit de lire le procès-verbal plusieurs décennies avant qu'il soit « déclassifié » pour les historiens. Autrement dit, Marc Lalonde, à 83 ans, fait lui même partie de l'histoire.

Le 10 juin 1971, le projet de loi C-248 du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social John Munro a été enregistré en première lecture à la Chambre des Communes.  Le projet de loi n'était pas rendu plus loin en septembre 1972, quand le premier ministre Trudeau demanda au gouverneur général de dissoudre la Chambre pour des élections qui eurent lieu le 30 octobre 1972.

Au retour de l'élection, Munro a été muté à un autre ministère, et Lalonde, nouvellement élu député d'Outremont, lui succéda à la Santé, où il restera en poste jusqu'en 1977. (Après cela, Marc Lalonde sera notamment ministre des relations fédérales-provinciales (1977-78), ministre de la Justice (1978-79), puis de l'Énergie (1980-82) et enfin des Finances (1982-84). L'avocat de formation est ensuite retourné à la pratique du droit. Ce n'est que depuis cet hiver qu'il vient de cesser d'être membre du Barreau du Québec.)

Il faudra attendre l'été 1988 pour que le Parlement fédéral canadien adopte enfin une législation qui interdise la publicité des produits du tabac, et encore 19 ans de recrutement de fumeurs pour que les cigarettiers cessent de contester devant les tribunaux cette loi et la suivante (celle de 1997), cela après qu'un arrêt unanime de la Cour suprême du Canada ait établi en 2007 que la législation ne violait pas la liberté d'expression.


Le père de l'approche volontaire

Depuis le début du procès contre l'industrie du tabac lancé au nom des victimes de ses pratiques, la défense des cigarettiers présentent le peu contraignant « code volontaire » (code d'autoréglementation) de l'industrie comme un enfant du gouvernement.

Lundi, lors d'un interrogatoire par l'avocate d'Imperial Tobacco Suzanne Côté, Marc Lalonde a reconnu sa paternité, sans joie et sans gêne.

La semaine dernière, un cadre de ce qui s'appelle aujourd'hui Santé Canada, Denis Choinière, avait parlé d'une période d'une quinzaine d'années durant laquelle le gouvernement d'Ottawa a eu comme politique de rechercher l'adhésion volontaire de l'industrie du tabac à certaines pratiques.

On comprend que c'est avec l'arrivée de M. Lalonde à la tête du ministère qu'a été inaugurée cette politique dont certains de ses successeurs continueront de se vanter dans des tribunes internationales.

Cette approche des pressions morales n'est pas sans rappeler la politique anti-inflationniste de Marc Lalonde comme ministre des Finances quelques années plus tard, quand celui-ci avait demandé aux entreprises de limiter à 6 % et 5 % leurs augmentations de prix en 1983 et 1984. Cette fois-là, Lalonde arrivait aux commandes après que l'inflation ait été combattue par la politique des hauts taux d'intérêt de la Banque du Canada, avec d'immenses dommages au produit intérieur brut, au marché du travail et aux finances des administrations publiques.

Lundi, c'est autant la défense de l'industrie, dont il est le témoin, que sa propre défense, que « Me Lalonde » a servi par son témoignage.

M. Lalonde a commencé par présenter l'absence de majorité du Parti libéral du Canada dans la législature issue de l'élection de 1972 comme une source d'embarras pour le gouvernement Trudeau, qui n'a pas voulu compromettre ses chances de survie en poussant l'adoption d'une législation dérangeante.

Pourtant, la résistance de ce gouvernement à une possible motion de blâme dépendait d'un parti, le Nouveau Parti démocratique (NPD), auquel appartenait le député Bill Mather, un parlementaire à l'origine des premiers projets de loi pour le contrôle du tabac de l'histoire canadienne, dans les années 1960. Mais curieusement, avec un ton suffisant qu'ont certains politiciens pour parler des socialistes et des communistes, avec ce ton qu'ont utilisé plusieurs générations d'imitateurs de son ami Pierre Elliott Trudeau, le témoin Lalonde a parlé de M. Mather comme d'un député « du CCF » alors que Mather n'a jamais été élu sous cette bannière, abandonnée en 1961 au profit de celle de NPD.

Pour la période après l'élection de juillet 1974, M. Lalonde a notamment invoqué la majorité libérale d'une seule voix.

Mais plus explicitement encore, et de façon moins partisane, l'ancien ministre a dit qu'il n'avait pas le choix de sa politique (pour des raisons allant bien au-delà des possibles embûches parlementaires), et que sa politique a donné des fruits.

Les fruits étaient ceux de la menace de revenir à la politique du « bâton » de John Munro. Devant la menace de peut-être perdre tous leurs véhicules publicitaires, les compagnies de tabac canadiennes ont désormais renoncé à annoncer leurs produits à la radio et à la télévision.

Aller plus loin dans l'interdiction de la publicité, ce qu'avait prévu Munro, aurait entraîné l'opposition des magazines canadiens, qui avaient déjà fait valoir auprès d'un collègue de Lalonde, le ministre Gérard Pelletier, qu'ils ne sauraient pas survivre à la concurrence de magazines américains riches d'annonces de cigarettes.

M. Lalonde a aussi raconté qu'aller plus loin (dans une direction ou une autre) aurait aussi suscité la grogne des producteurs de feuilles de tabac, nombreux en Ontario.

Il apparaît évident que l'ancien ministre de la Santé se concevait lui-même comme une sorte de conciliateur entre les promoteurs de la santé publique et ceux qui profitaient des retombées de la consommation de tabac.

Questionné sur le financement de la recherche concernant des produits du tabac moins dommageables à la santé, l'ancien ministre a dit que les intérêts des parties étaient inconciliables. Pourtant, il s'est soucié à la même époque d'éviter une duplication de ces recherches, et a souhaité une coordination.


Dépendance, libre choix et compensation

M. Lalonde a aussi expliqué que la prohibition stricte des produits du tabac n'aurait pas été plus « écoutée » par la population canadienne que la prohibition de l'alcool aux États-Unis dans les années 1920.

Parce que le tabagisme est une dépendance ? Marc Lalonde n'a pas dit un mot qui aille dans ce sens. L'ancien ministre de la Santé a plutôt parlé de la liberté de choix des consommateurs.

En fait, le témoin Lalonde a prononcé une dizaine de fois le mot choix, et a collé au discours de l'industrie qui rend les fumeurs responsables de leur sort, puisque « le tabac est un produit légal » (un autre refrain de l'industrie).

Après plusieurs témoins qui étaient aussi imprévisibles que la dynamite mouillé, le témoin Lalonde est le premier témoin de l'industrie à avoir bien compris sa leçon et à ne pas avoir besoin d'une laisse.

Cela ne diminue pas le mérite de Me Côté, toujours aussi bien préparée, qui a pu faire dire à M. Lalonde que Paul Paré, l'ancien président d'Imperial et du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) essayait de concilier les intérêts de l'industrie et ceux de la santé publique.

L'ancien ministre de la Santé a aussi dit que des membres de l'industrie lui prédisaient en avril 1973 que la baisse de la teneur en nicotine des cigarettes ferait augmenter d'autant le nombre de cigarettes fumées. C'est le ministère qui était sceptique.

Le témoignage de Marc Lalonde se poursuit aujourd'hui.

Un contre-interrogatoire par un avocat des recours collectifs suivra les questions possibles des procureurs de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald.

samedi 15 juin 2013

152e et 153e jours - Questions d'opinion sur des opinions du public

152e jour - Les experts de la défense se contredisent

La plupart des sondeurs souhaitent avoir raison 19 fois sur 20. Mais désormais, si ce sont les experts embauchés par l'industrie du tabac qui ont raison, c'est le sondeur qui a examiné les données recueillies par Imperial Tobacco Canada depuis des décennies qui est globalement dans le tort.

Christian Bourque a d'abord témoigné comme expert au procès du tabac à Montréal il y a presque cinq mois, apportant avec lui un rapport (pièce 1380 au dossier) au sujet des sondages secrets menés par Imperial depuis des décennies concernant les connaissances et croyances des fumeurs sur les méfaits du tabagisme.

Le rapport de ce témoin-expert des demandeurs avait déjà fait en mai l'objet de critiques virulentes de la part d'un politologue ferré en méthode d'enquête actuellement professeur de science politique à l'Université d'Oxford, Raymond Duch. Lors de son témoignage au procès le mois dernier, M. Duch avait même accusé M. Bourque (lui aussi politologue) de « tromper la Cour » par ses conclusions.

Claire Durand
Une deuxième salve de critiques envers le sondeur montréalais réputé a été lancée mercredi avec l'apparition de Claire Durand, professeure de sociologie à l'Université de Montréal. (M. Duch a travaillé sur un mandat de JTI-Macdonald et de Rothmans, Benson and Hedges. Mme Durand était mandatée par Imperial Tobacco.)

Son rapport (pièce 20066) conclut que le travail de M. Bourque est fondamentalement problématique puisqu'il souffrirait de « problèmes méthodologiques » et dévierait de « la règle de la neutralité scientifique ». Mme Durand est d'ailleurs allée plus loin, en passant au peigne fin l'ensemble de ses récriminations quant à ce qu'elle considère être de nombreuses failles dans le travail de M. Bourque.

Claire Durand est l'une des rares femmes à avoir participé à ce procès jusqu'à maintenant, mais c'est à bien d'autres égards qu'elle est un témoin assez inhabituel. Bien qu'elle était présente en Cour lors de la comparution de Christian Bourque, elle n'a pas pigé les trucs pour entrer adroitement dans la danse avec un avocat et un juge.

La redoutable Suzanne Côté avait donc bien du pain sur la planche avec cette experte sujette aux divagations et visiblement peu habile à recevoir des conseils ou à se conformer aux indications de se taire lorsqu'elle avait suffisamment témoigné 


Un exposé concis

Dans la matinée, avec la vitesse d'exécution et le degré d'organisation qu'on lui connaît, Me Côté a fait passer la professeure Durand à travers ses principales critiques de la synthèse des données de l'industrie réalisée par l'expert de la demande Christian Bourque.

Ces critiques furent nombreuses, et semblaient plus énergiques au fur et à mesure que Me Côté progressait dans son interrogatoire.

Mme Durand a déclaré que le rapport de M. Bourque était incorrect puisque:
  • les perceptions de fumeurs évaluées n'étaient pas adéquatement mesurables;
  • les conclusions tirées à partir d'échantillons par quota ne devraient dûment l'être qu'à partir d'échantillons choisis au hasard seulement;
  • il n'était pas précisé que seules les opinions de fumeurs avaient été recueillies;
  • les sources n'étaient pas référencées correctement;
  • ne s'y trouvait pas une liste des événements auxquels le rapport affirmait que l'industrie réagissait;
  • on y accordait une portée statistique significative à des données qui ne pouvaient pas être comparés avec justesse;
  • s'y trouvait des erreurs écologiques et un exemple de l'effet Robinson;
  • et on y attribuait à tort une portée provinciale ou régionale à des résultats en fait uniquement basés sur des enquêtes en milieu urbain.

Et monsieur Bourque était biaisé, par-desssus le marché !

Cet exposé a été complété d'un bout à l'autre bien avant l'heure du dîner.


Déraillement lors du contre-interrogatoire

Me Bruce Johnston avait demandé et s'est vu accorder une longue suspension d'audition afin de pouvoir préparer son contre-interrogatoire. Juste avant que l'audition reprenne à 15h, il est entré dans la salle d'audience avec des papiers en main et de l'allant.

Le langage corporel à la Cour est plutôt subtil, mais il est difficile, même aux équipes composées des figures les plus impénétrables de dissimuler leur moment de plaisir et ceux où les affaires tournent plutôt mal. Vers la fin de cet après-midi, les deux réactions étaient évidentes: la satisfaction du côté des demandeurs contrastait avec les figures rosies et les épaules tombantes sur les bancs d'Imperial Tobacco.

Mme Durand a paru la victime de son propre témoignage. Elle s'est peinte dans le coin en formulant ses vues en termes si absolus que, soit ils l'exposaient à se trouver dans une situation embarrassante, soit ils suscitaient l'incrédulité.

Peut-être inconsciente qu'elle allait être poussée à tenir des propos de plus en plus ridicules, elle s'est engagée dans des réponses longues et presque polémiques avec Me Johnston. Quand Me Côté a essayé d'intervenir par des objections, Mme Durand a ignoré son avocate et continué de parler, plus d'une fois.


Combien peut-on fumer de cigarettes sans danger :  un fait ou une opinion ?

Deux fois par année, à la fin d'un long sondage sur les préférences en termes de marques, Imperial Tobacco posait aux fumeurs une question ouverte: Combien de cigarettes de votre marque préférée pouvez-vous fumer sans faire de tort à votre santé ? (How many cigarettes of your own brand can you safety smoke without harming your health ?)


Dans son rapport d'expertise, M. Bourque avait observé qu' « à la lecture de ces résultats, il est clair que tous ne sont pas au courant que fumer des cigarettes (même en relativement petit nombre) peut avoir un impact négatif sur la santé ».

Me Johnston a demandé à Mme Durand comment elle poserait la question, mais elle a hésité et refusé à répétition de répondre, lançant : « Je suis une experte dans poser des questions, pas y répondre »

Le problème, a-t-elle dit, était que ce n'était PAS UNE QUESTION FACTUELLE, et parce que cela n'avait pas une réponse vérifiable, cela ne pouvait pas être répondu correctement. Les réponses de la professeure Durand ont commencé à être un peu embrouillées quand Me Johnston a demandé longuement à quel point ces questions étaient différentes de celles qu'ils lisaient dans des notes d'un cours que Mme Durand donnait.

Le véritable coup de grâce à ses explications longuettes que ces questions étaient viciées parce que non fondées sur un fait vérifiable a été asséné au témoin quand Me Johnston lui a montré le témoignage de Raymond Duch sur le même faisceau de questions.

M. Duch s'était plaint que de telles questions ne donnaient pas une bonne indication des croyances PARCE QU'ELLES ÉTAIENT DES QUESTIONS FACTUELLES.

Deux experts de l'industrie, deux vues opposées, un moment divertissant à la Cour. 


Alors est-ce que les cigarettes causent le cancer? Pourquoi ne pouvez-vous pas le dire?

Me Johnston a consacré du temps à faire vivre à Mme Durand l'expérience de se faire poser quelques unes des questions qui ont fait l'objet d'un suivi par Imperial Tobacco et d'autres compagnies.

Ayant parlé en long et en large des répondants qui « ne savent pas », l'experte s'est alors révélée être membre de cette tribu. Elle ne savait pas combien de cigarettes quelqu'un pourrait fumer sans risque. Elle ne savait pas si les fumeurs avaient une vie raccourcie.

Quand Me Johnston lui a demandé si les cigarettes causaient le cancer, oui ou non, elle a hésité longuement. Elle a tenté de contourner la difficulté en disant qu'elle souffrait d'une déformation professionnelle de ne pas jamais répondre simplement oui ou non. (« J'ai remarqué », a dit le juge, gentiment.).

Elle a fini par refuser de répondre.

La compagnie prétend que « tout le monde sait » que la cigarette cause le cancer. Certains sont curieusement réticent à le dire.

Questions du juge

Imperial Tobacco suivait l'évolution des
perceptions des risques sanitaires chez les fumeurs. 
Mme Durand dit que ces résultats ne sont pas fiables.

C'est le juge Riordan qui, plus d'une fois durant la journée, a soulevé la question que les critiques du rapport d'expertise de M. Bourque avaient constamment évitée: quelle différence cela fait que les études des compagnies aient été défectueuses si les compagnies croyaient qu'elles étaient bonnes et les ont répétées durant des décennies?

Juge Riordan: « Mais malgré ça, les compagnies payaient pour et demandaient ce genre de sondages-là. Donc, on vise ici la connaissance des compagnies, il me semble. Et ça reflète... Même si c'est mal fait, c'est ça que croyaient, -- on parle de croyance --, c'est ça que croyaient les compagnies qui parrainaient ces sondages-là ou qui commandaient ces sondages-là? 
Professeure Durand: Écoutez, moi, je ne peux pas spéculer sur ce que les compagnies croyaient; je peux pas spéculer. Ce que je vous dis, c'est que ...
Juge Riordan:  Mais elles apprenaient. Disons... mettons le mot « apprendre » plutôt que « croire », mais les compagnies apprenaient certaines choses de ces sondages-là, que ce soit des choses valides ou pas, les compagnies apprenaient ces choses-là, avaient cette connaissance-là ?
(...)
Professeure Durand: ... S'il y avait un bon service de recherche, ce service-là aurait dû dire: « Vous ne pouvez pas vous fier sur cette information-là ».

Plus tard, l'experte a ajouté que si les compagnies voulaient connaître la perception des fumeurs, elles s'y prenaient de la mauvaise façon.


traduit et adapté d'un texte original anglais de Cynthia Callard
SIPT Traduction et Pierre Croteau


* *

153e jour - L'art de se faire remarquer par un juge

Le contre-interogatoire de l'experte en sondages de population Claire Durand par le procureur des recours collectifs Bruce Johnston, amorcé mercredi, a repris jeudi après-midi sans préambule, comme si on revenait d'une pause d'un quart d'heure. (La matinée de jeudi avait servi à M. Denis Choinière de Santé Canada pour terminer son témoignage de lundi et mardi. Voir notre précédente édition.)

Non sans réticence, la sociologue Durand a admis qu'à la question « combien font 2 + 2 » accompagnée d'un choix de réponses incluant la bonne réponse, on pouvait savoir le nombre de ceux qui ne savent pas que c'est 4 en additionnant tous les répondants qui ne répondent pas 4 et ceux qui répondent qu'ils ne savent pas.

Mais l'experte a refusé d'aller plus loin dans ses admissions, malgré plusieurs reformulations tentées par Me Johnston.

Quand celui-ci, de guerre lasse, a fini par vouloir passer à une autre question, Mme Durand a tenu à faire ce qu'on pourrait peut-être appeler un commentaire.

En substance et d'abord très doucement mais clairement, le juge Riordan et les avocats des deux camps ont tout de suite demandé à Mme Durand de se taire, mais il a fallu que le juge Riordan s'y prenne à trois fois, agite le doigt et force un peu le ton avant que Mme Durand enregistre le message et se taise. Un ange est passé dans la salle. Au palmarès de l'insistance à rouspéter à outrance, Claire Durand a détrôné Me Silvana Conte, qui avait la palme depuis une plaidoirie il y a un an.

Côté fiabilité, la professeure Durand met sur le même pied les échantillons par quotas et les échantillons accidentels. Une conclusion de l'après-midi, une certaine redite, c'est que les cigarettiers, selon l'experte de la défense, ne pouvaient pas se fier du tout aux sondages tels que ceux qu'a fait faire Imperial Tobacco durant des décennies et que Christian Bourque a analysé dans son rapport d'expertise pour les recours collectifs. Me Johnston a demandé en vain s'il fallait en déduire que les compagnies de tabac ont gaspillé leur argent à répétition pour connaître les croyances des fumeurs. Le juge a aussi laissé pointer son scepticisme, une dernière fois.

Me Johnston a de nouveau fait apparaître une contradiction entre les deux experts en sondages de la défense. Le professeur Duch considérait en mai que des enquêtes faites auprès de la population des États-Unis pouvaient donner une indication des perceptions dans la population canadienne ou québécoise. La professeure Durand refuse de considérer qu'un sondage où l'échantillon n'inclut que des résidents des grandes villes du Québec procure la moindre information sur la population québécoise.

*

La semaine prochaine, à l'invitation de la défense des cigarettiers, le tribunal verra comparaître l'ancien ministre fédéral canadien Marc Lalonde, qui fut titulaire du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social de 1972 à 1977.

Retourné à la pratique du droit après la vie publique, M. Lalonde a aussi été de 1996 à 1998 inscrit au registre du Commissariat au lobbying du Canada en tant que lobbyiste de la compagnie Alfred Dunhill Limited de Londres, en rapport avec une législation sur le tabac (Le Parlement fédéral canadien a adopté la Loi sur le tabac en 1997.)

Les avocats des recours collectifs espèrent pour leur part faire revenir l'historien David Flaherty, afin de compléter son contre-interrogatoire commencé le 23 mai.

Pour sa part, le juge Brian Riordan espère connaître avant le 19 au midi le nouveau calendrier de la preuve en défense que les cigarettiers ont élaboré pour se soumettre à son ordonnance du 15 mai de se limiter à 175 jours d'audition.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuv ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

jeudi 13 juin 2013

150e et 151e jours - Savoir ce que « le gouvernement » a pu vouloir, même sans l'avoir dit publiquement

Denis Choinière est le directeur du Bureau de la réglementation des produits du tabac, à la Direction des substances contrôlées et de la lutte au (sic) tabagisme, au sein de la Direction générale de la santé environnementale et de la sécurité des consommateurs de Santé Canada.

Dans le monde de la lutte contre le tabagisme, M. Choinière est connu pour avoir fait partie du noyau de commis de l'État qui ont conseillé le gouvernement d'Ottawa quand ce dernier a imposé (avant tous les autres gouvernements dans le monde) des mises en garde sanitaires illustrées sur les paquets de cigarettes (2000); quand il a ratifié la Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac (2004); quand il a obligé les fabricants à réduire la propension des cigarettes à générer des incendies (2005), etc.

Dans l'organigramme à plusieurs étages et ramifié de Santé Canada (voir la version de 2010 actuellement en ligne), le principal témoin de cette semaine est-il un « haut » fonctionnaire, un mandarin ?  C'est comme on voudra, mais Denis Choinière était le « témoin désigné » par ce ministère, quand le gouvernement du Canada était dans le procès actuel encore légalement obligé de se défendre...contre ses « co-défendeurs » les cigarettiers.

Il est possible que le choix par les stratèges du ministère s'explique par une habileté du biologiste de formation à manier le langage diplomatique, une habileté notamment observable lors des deux journées et demie de son témoignage devant le tribunal de Brian Riordan.

Maintenant que la Couronne fédérale est officiellement hors de cause dans le procès fait aux cigarettiers, ces derniers avaient choisi de garder Denis Choinière dans leur liste de témoins gouvernementaux, alors que, paradoxalement, toute sa carrière à Santé Canada dans le contrôle du tabac s'est déroulée depuis la fin de la période pour laquelle le comportement des compagnies de tabac est mis en cause par les recours collectifs.

Ce que la défense des compagnies de tabac a obtenu d'utile grâce à ses questions à M. Choinière et aux réponses de ce dernier est loin d'être évident, à part une consommation du temps et des ressources de la partie demanderesse.

Lundi, lors d'un interrogatoire par l'avocat Doug Mitchell, défenseur de JTI-Macdonald,  le témoin de 53 ans s'est vu obligé, avec la permission du juge, de parler de ce que « le gouvernement » voulait ou faisait en 1908, en 1946, au milieu des années 1950, en 1963, en 1969, etc.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Denis Choinière n'est pas un témoin de faits comme les autres.

Cela ne semble pas avoir entamé la volonté de M. Choinière de collaborer, laquelle a été beaucoup plus évidente que celle, par exemple, d'Ed Ricard, le témoin désigné d'Imperial Tobacco dans ce procès. Lors de sa première comparution en mai 2012, M. Ricard avait admis avoir écarté de ses lectures une partie considérable de la documentation que les procureurs des recours collectifs lui avait demandé de lire.

Au-delà, les nombreux « I don't know » d'Ed Ricard en mai 2012 puis en août trouvent tout de même une certaine équivalence pratique dans les « je n'ai pas trouvé dans la documentation ... » de Denis Choinière cette semaine. L'avocat de JTI-Macdonald puis celui de Rothmans, Benson & Hedges (Simon Potter) n'ont pas toujours eu la partie facile avec le témoin Choinière, même si les avocats des recours collectifs se sont objectés, en vain, au caractère prématurément et excessivement directif des questions de la défense, et ont souligné que le juge laissait plus de marge de manœuvre en interrogatoire principal lors de la preuve en défense que lors de la preuve en demande.

Mardi, lors de l'interrogatoire par Me Potter, le fonctionnaire de Santé Canada s'est vu interrogé sur les buts qu'avait le fisc en taxant les produits du tabac davantage (selon Me Potter) que l'alcool et d'autres produits malsains. M. Choinière s'est déclaré peu familier des questions fiscales. Il y a eu de nouveau des objections des recours collectifs, rejetées par le juge.

Le témoignage commencé lundi et poursuivi mardi s'est terminé jeudi matin, et les avocats des recours collectifs n'ont pas contre-interrogé le témoin. Ils ont par contre suggéré à la défense de demander des admissions qu'ils produiraient volontiers au lieu de faire parader des témoins qui seraient peut-être plus à leur place dans un autre procès. celui lié à l'action en recouvrement du gouvernement du Québec par exemple. Le juge a d'ailleurs dit que le procès n'est pas une commission d'enquête sur les agissements du gouvernement fédéral canadien.

On a pourtant fini jeudi par aboutir dans les échanges de courriels de fonctionnaires, et des échanges postérieurs à la période couverte par les recours collectifs.


Le gouvernement en a-t-il fait trop ou pas assez ?

Ce qui ne pouvait peut-être pas suffisamment ressortir d'un portrait historique tracé par un peintre « menotté » comme le témoin Choinière, à qui on n'a pas demandé un rapport d'expertise, c'est entre autres la résistance de l'industrie aux initiatives du gouvernement au fil de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il n'est cependant pas certain que le juge Riordan ait encore besoin de cela.

En tous cas, lorsque le fonctionnaire Choinière a expliqué, sur demande de Me Mitchell, le dernier paragraphe d'une lettre du ministre de la Santé Jake Epp (1984-1989) à un dirigeant de l'industrie, il a laissé entendre que des épisodes de guerre froide se déroulaient derrière une mondaine façade de collaboration.

Lors de l'interrogatoire par Me Potter, M. Choinière a plus nettement départagé les époques. On croit comprendre qu'il y a une quinzaine d'années après 1972 (mort au feuilleton du projet de loi du ministre Munro) où le gouvernement a tenté d'obtenir des changements de comportements de l'industrie grâce à des appels répétés à l'auto-réglementation, qui ont été tout juste assez écoutés pour que le gouvernement ne perde pas la face.

Aux victimes du tabagisme qui accusent aujourd'hui les compagnies de tabac de ne pas avoir agi avec diligence pour prévenir les atteintes à la santé du public, la défense de RBH et de JTI-Macdonald parait vouloir répliquer à l'aide de preuves que la lenteur des compagnies était le reflet des flottements et des hésitations de la fonction publique.

Il est pourtant difficile de croire que les dirigeants du tabac aient été plus instruits de ce que révèle aujourd'hui l'examen judiciaire de la correspondance interne du ministère, et plus influencés par cela, que par tous les signaux du caractère nocif de l'usage du tabac que le gouvernement ne se cachait pas pour envoyer au public, des signaux que les fumeurs se voient reprochés par les cigarettiers de ne pas avoir écoutés.

Dans son ensemble, le témoignage de Denis Choinière a eu l'effet secondaire de montrer la constance de ce signal de base depuis 1946.

*

La journée de jeudi, quand le témoignage de M. Choinière s'est terminé avant la pause du midi, était en fait la 153e journée.

Ce qui a commencé le 152e jour (mercredi) et s'est poursuivi lors de cette 153e journée (jeudi), c'est le témoignage d'une experte mandatée par la défense d'Imperial, la sociologue Claire Durand de l'Université de Montréal. Une prochaine édition de ce blogue en traitera.

dimanche 9 juin 2013

C'est la faute des gouvernements (air connu)

Les trois principaux cigarettiers du marché canadien vont continuer à partir de lundi de présenter au juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec leur preuve en défense dans le procès civil qui les oppose à deux collectifs de personnes qui se disent victimes de leurs pratiques durant la deuxième moitié du vingtième siècle.

Pour ce faire, la défense des compagnies de tabac, qui s'était employée en mai à montrer que les fumeurs auraient tous dû être au courant de tout concernant les dangers du tabagisme, au courant depuis plus d'un demi-siècle, va maintenant revenir à son bouc émissaire préféré, le gouvernement fédéral canadien.

Lundi, les avocats des compagnies de tabac vont interroger M. Denis Choinière, qui est le premier d'une longue liste de témoins de faits qui font, comme lui, ou qui ont fait, comme plusieurs autres, carrière dans l'administration publique fédérale, durant une partie de la période couverte par le procès présidé par le juge Brian Riordan.

À la barre des témoins, M. Choinière sera suivi la semaine suivante d'un nom beaucoup mieux connu du grand public, à savoir l'ancien ministre fédéral Marc Lalonde, qui a été le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de 1972 à 1977.


La Cour suprême soutient le juge Riordan et la Cour d'appel

En mai, nous avons vu que le témoin expert en histoire David Flaherty a été renvoyé chez lui en fin d'après-midi le 23 mai sans que son contre-interrogatoire par les avocats des recours collectifs soit terminé.

La partie demanderesse au procès a alors décidé d'attendre que la Cour suprême du Canada se soit prononcée sur l'admission en preuve, dans le procès actuel, d'un rapport de recherche préliminaire remis en 1988 par l'historien Flaherty à l'industrie du tabac. La partie défenderesse avait fait valoir que le rapport est un document protégé par le secret professionnel des avocats.

Comme ledit rapport est depuis plusieurs années accessible en ligne au grand public, en application d'une entente à l'amiable en 1998 entre l'industrie et des États américains, le juge Riordan avait jugé en mai 2012 que le document pouvait être versé au dossier de la preuve, donc lisible par lui. À l'automne, la Cour d'appel du Québec a rejeté un appel à réviser le jugement de Brian Riordan là-dessus.

Depuis jeudi, on sait maintenant enfin que la Cour suprême du Canada ne veut même pas entendre d'appel sur la question. Donc, l'affaire est close par le plus haut tribunal du royaume et la décision de Brian Riordan va s'appliquer.

En conséquence, Me Bruce Johnston ou un de ses coéquipiers va pouvoir interroger l'historien Flaherty sur son rapport de 1988 bien avant les « six mois » qu'évoquait en mai dernier devant M. Flaherty le juge Riordan (peut-être sans y croire vraiment).


Un autre grand procès du tabac

Deux étages au-dessous du procès dont vous suivez ici les péripéties depuis mars 2012, se tient un autre procès, celui-là devant le juge Stéphane Sanfaçon de la Cour supérieure du Québec, un procès qui implique aussi les trois principales compagnies de tabac au Canada, de même que les multinationales qui les contrôlent ou les contrôlaient durant la période ouverte en 1970, quand le régime québécois d'assurance-maladie est entré en vigueur.

Dans cette action en justice, le Procureur général du Québec cherche auprès de l'industrie du tabac le recouvrement de ce qu'il en a coûté (et coûtera d'ici 2030) au gouvernement du Québec pour faire soigner les personnes victimes des maladies dues à l'usage du tabac. 60 milliards de dollars sont réclamés.

Il est impossible à votre serviteur de couvrir les deux procès, mais possible d'aller y jeter un coup d’œil ou d'oreille, de temps à autre, et de rapporter certains développements relatifs à cette autre action judiciaire. Il en a été question ici, entre autres le 15 janvier 2013, le 16 décembre 2012, le 4 décembre 2012, et le 1er août 2012.

La requête introductive d'instance de ce procès a été déposée devant le système de justice en juin 2012 et le procès en tant que tel est commencé, ce qui veut dire que le public peut y assister.

Par comparaison, il a fallu six années et demie, à la suite de la requête introductive d'instance déposée par les avocats des recours collectifs, pour que commence le procès que préside actuellement le juge Brian Riordan. Cependant, dans l'intervalle, les parties avaient récolté de nombreuses dépositions de témoins, et plusieurs visages nouveaux pour le juge Riordan et le public de la salle d'audience ne l'étaient plus du tout pour les avocats des deux camps. Et puis, dès le deuxième jour du procès en tant que tel, le défilé des témoins a commencé. 49 témoins depuis mars 2012.

Le procès présidé par le juge Sanfaçon et qui oppose le gouvernement québécois à l'industrie est loin d'être aussi avancé. Certaines compagnies impliquées cherchent encore à se soustraire à l'épreuve. C'est le cas notamment des entreprises étrangères qui contrôlent ou ont contrôlé un certain temps (durant la période ouverte en 1970) les compagnies Imperial Tobacco, Rothmans, Macdonald et Benson & Hedges (qui sont trois compagnies seulement depuis 1986).

Le débat qui se fait devant le juge Sanfaçon risque d'avoir un air de déjà-vu pour tous ceux et celles qui ont observé un peu le litige qui oppose depuis 1998 le gouvernement de Colombie-Britannique à l'industrie du tabac, un litige où la Cour suprême du Canada a été amenée à se prononcer plus d'une fois.

En Colombie-Britannique comme au Québec, une assurance-maladie publique existe et le tabagisme a rendu malades et tué prématurément bien des gens, non sans occasionner de nombreux et coûteux soins médicaux et hospitaliers.

carte d'assurance-maladie du Québec
Pour des avocats de l'industrie du tabac qu'entend le juge Sanfaçon, le gouvernement du Québec ne peut pas plaider en 2013 qu'il subit un préjudice financier à cause de l'activité des cigarettiers ou de leurs produits. Pour résumer, ce n'est pas le tabagisme qui fait gonfler les dépenses en soins de santé, c'est le gouvernement lui-même parce qu'il permet aux assurés de l'assurance-maladie gouvernementale de fumer.

On pourrait se demander ce que les penseurs libertaires à gage de l'industrie du tabac qui s'activaient à la défunte Société pour la liberté des fumeurs ou sous la bannière Mon choix.ca auraient dit si les gouvernements provinciaux au Canada ne s'en étaient pas toujours tenu au principe de la couverture inconditionnelle des soins de santé des fumeurs.

On notera plus simplement que tout ce mouvement de poursuites judiciaires par des gouvernements a commencé avec ceux des États du Mississipi, du Minnesota, de la Floride et du Texas, sans qu'existe dans ces États (ou au niveau fédéral américain) une assurance-maladie publique comme dans les provinces canadiennes.


Terminologie judiciaire

Le juge Riordan entend ces semaines-ci et entendra encore durant environ 160 jours, étalés dans les deux prochaines années, la « preuve en défense » des cigarettiers.

Jusqu'à ce que, le 19 mai, une des lectrices attentives et savantes de ce blogue signale à votre serviteur son erreur, l'expression « contre-preuve » a été utilisée dans le blogue, alors qu'il aurait mieux fallu, dans l'écrasante majorité des cas, parler de « preuve en défense ».

Notre correspondante a aussi fait remarquer à votre serviteur le caractère inapproprié de l'expression « pièce à conviction » dans des relations d'un procès au civil. Le très utile Grand dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française, que l'auteur du blogue regrette de ne pas avoir consulté sur ce point, le signale d'ailleurs en toutes lettres.

Redisons-le donc, les « procès du tabac » dont il est question sur ce blogue ne sont pas des procès criminels. Personne n'ira en prison, peu importe la teneur du jugement final. En cas de verdict défavorable aux compagnies intimées, le juge ne trouvera dans aucun code criminel la sentence précise à appliquer.
 
La partie demanderesse n'a pas non plus à faire devant le tribunal une preuve « hors de tout doute raisonnable » de ce qu'elle reproche aux compagnies intimées, comme si on les accusait de meurtre. Il « suffit » d'une prépondérance de preuve, même si en pratique, cela n'allège probablement pas beaucoup le fardeau de preuve qui repose sur les épaules des demandeurs.

Au lieu de « pièce à conviction », dans un procès au civil, il aurait fallu dire « pièce » tout court, ou pièce au dossier, ou pièce au dossier de la preuve.

Sous l'influence de l'anglais fréquemment en usage devant les tribunaux québécois, une langue où subsistent des échos de la romanisation durant le Moyen-Âge de l'anglais original des Angles et des Saxons, la grande majorité des avocats au procès utilisent aussi et plus souvent le mot exhibit pour parler d'une pièce au dossier.

De façon plus générale et parfois comique, l'environnement bilingue fait qu'il n'est pas rare d'entendre les juristes pressés de faire valoir une idée insérer au besoin un petit bout de français dans une intervention en anglais, et espérer être compris de tout le monde, probablement avec raison. Et ce genre de procédé, qui passe inaperçu, est autant le fait d'anglophones que de francophones.