mercredi 29 mai 2013

149e jour - Humeur, soucis pour la santé et accidents de la route

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces à conviction, voyez les instructions à la fin du présent message.

Au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché québécois, il a été question de sondages toute la journée de mardi, lors d'un deuxième et dernier jour de comparution de Raymond Duch, un professeur de science politique quantitative de l'Université d'Oxford, au Royaume-Uni.

Me Doug Mitchell, défenseur de la compagnie JTI-Macdonald, a utilisé la première heure pour terminer l'interrogatoire principal de l'expert mandaté par sa cliente, puis les avocats des recours collectifs André Lespérance et Bruce Johnston ont contre-interrogé M. Duch le reste de la journée.


Le témoin-expert monte sur ses grands chevaux

Leur commune qualité de docteur en science politique et leur expérience des enquêtes d'opinion publique ne font pas en sorte que Raymond Duch et Christian Bourque (ce dernier a produit un rapport d'expertise pour la partie demanderesse, pièce 63) s'accordent dans l'interprétation de tous les résultats de sondages.

Portion d'un tableau du rapport Bourque.
Les fumeurs qui croyaient que fumer est
nocif seulement pour les personnes en
mauvaise santé étaient-ils bien informés ?
 
C'est ainsi que M. Bourque a estimé que les résultats dans le tableau ci-contre indiquent que 62 %  des fumeurs croyaient en 1972 que la cigarette est dangereuse pour la santé, alors que M. Duch a affirmé que c'était plutôt 91 % des fumeurs (62 % + 27 % +  une part du 3 %).

Alors que Me Lespérance interrogeait le professeur d'Oxford sur ses différences d'appréciation d'avec l'expert des recours collectifs, l'expert de la défense a étonné tout le monde en montant sur ses grands chevaux  De tous les procureurs que le juge Riordan a vu s'adresser aux témoins depuis plus de 14 mois, André Lespérance est sûrement parmi les moins énervants. Le juge ne prêtait pas à rire quand il a demandé au professeur Duch de « se calmer une minute et de respirer ».

Au fil de la journée, M. Duch.a reproché à M. Bourque d'avoir fait des analyses incomplètes des données disponibles, d'avoir écrit un rapport d'expertise qu'un comité de lecture de revue scientifique refuserait, d'avoir induit le tribunal en erreur, et autres belles choses.
Tableau du rapport Bourque que M. Duch juge imcomplet
mais qui illustre une évolution de certaines variables
identique à celle observée dans le rapport Duch

Sur sa lancée, l'expert Duch a trouvé à redire de la qualité des questions posées par Environics et Goldfarb, qui sont des maisons de sondage ayant produit des études pour les compagnies de tabac canadiennes, et il a pris de très haut les complaintes savantes de deux chercheurs de Gallup quant à l'usage de résultats de sondages par ces mêmes compagnies de tabac lors de procès aux États-Unis. On dirait que le politologue Duch d'Oxford pense qu'il est le seul à marcher au pas dans la parade.

C'est à force de grande patience que Me Lespérance a réussi à faire admettre à M. Duch qu'il est arrivé à la même conclusion que M. Bourque concernant l'évolution des croyances et des tentatives d'arrêter de fumer, entre 1971 et 1991.

Depuis le dépôt des rapports d'expertise à l'été 2011, on savait que Christian Bourque, en conformité de son mandat, s'est limité à analyser les sondages que possédait l'industrie, alors que les sondages rendus publics, en particulier par les gouvernements, ont été l'unique objet de curiosité de Raymond Duch.

Ce dernier a tout de même choisi de sa propre autorité de ne pas tenir compte de plusieurs intéressants sondages publics lorsqu'il a confectionné son rapport d'expertise de 180 pages (pièce 40062.1), et Me Lespérance a voulu en examiner quelques uns devant le tribunal.


Un souci plus ou moins grand selon la question posée

Lors de son témoignage du 28 novembre dernier devant le juge Riordan, l'historien américain Robert Proctor mentionnait qu'en 1969, l'industrie du tabac a demandé aux fumeurs s'ils croyaient que le tabagisme cause l'euphesmia (pas de traduction disponible). La moitié des répondants ont dit oui.

Or, cette maladie n'existe pas, avait enchaîné le professeur Proctor.

C'est peut-être avec ce souvenir en tête que les avocats des recours collectifs ont voulu examiner différents types de questions en compagnie du professeur Duch.

Ainsi, lors d'un sondage d'Environics réalisé auprès de l'ensemble des Canadiens en 1990, avec une question ouverte absolument non suggestive du genre « Au meilleur de votre connaissance, quels sont, s'il y en a, les risques pour la santé liés au tabagisme », le cancer du poumon n'était mentionné que par 44 % des répondants. Seulement 20% mentionnaient l'emphysème ou les maladies du cœur. (Ce sondage qui figurait dans l'univers des sondages accessibles au professeur mais n'a pas abouti dans sa sélection est désormais la pièce 1547.1 versée au dossier de la preuve en demande.)

Par contre, lors d'un sondage réalisé auprès de la même population en 1978 (compilé dans le tableau 5 en page 50 du rapport Duch), avec une question du type « Croyez-vous que le fait de fumer cause le cancer du poumon », on obtenait 81 % de réponses positives. (Ici, c'est l'auteur du blogue qui choisit un exemple précis pour faire comprendre d'un coup la démarche intellectuelle suivie par Me Lespérance. Le déroulement d'un contre-interrogatoire est habituellement plus compliqué et celui de mardi ne faisait pas exception.)

Un autre pièce enregistrée mardi au dossier de la preuve (pièce 1548) est un sondage réalisé par Gallup pour le compte de la Société canadienne du cancer et qui montre qu'en 1988, 70 % des Canadiens considéraient que les accidents de la route sont la cause de la plupart des décès contre 10 % qui plaçaient l'usage de la cigarette en tête des causes. La question comportait un choix restreint de réponses. Le juge Riordan (le chanceux) a eu et peut-être pris le temps d'admirer sur son écran d'ordinateur le diagramme ci-contre. Personne ne peut cependant savoir si tout cela l'a impressionné.

Le témoin-expert Duch aurait aussi pu intégrer à son analyse un sondage qui indiquait que 70 % des répondants étaient d'accord avec l'affirmation que la pollution de l'air cause plus de maladies pulmonaires que l'usage de la cigarette, pendant que 84 % de ces mêmes répondants étaient d'accord avec l'énoncé que certaines cigarettes peuvent être fumées sans risque. (pièce 40064.6 pas encore accessible en ligne et abordée trop vite pour que les blogueurs puissent découvrir les paramètres méthodologiques aussi facilement que le témoin, les avocats et le juge dans les cahiers-anneaux ou sur leur réseau d'ordinateurs portatifs).

Dans une autre enquête, réalisée par la firme Goldfarb, on demandait aux répondants s'il est vrai que les fumeurs meurent plus tôt que les autres personnes et 47 % disaient que c'est vrai pendant que 31 % disaient que c'est faux. (pièce 40064.51 elle aussi à venir)

À chaque fois, le professeur Duch s'est justifié de ne pas tenir compte de ces sondages par le fait que les questions ne permettent pas de bâtir des séries chronologiques de résultats, ou que ce sont de toutes manières des questions mal rédigées ou biaisées.


Les clefs à la fin, comme la semaine dernière

L'avocat des recours collectifs Bruce Johnston a cherché à savoir si le témoin-expert réviserait les conclusions de son rapport dans différentes hypothèses.  (Avec les témoins-experts, les avocats sont autorisés à poser des questions reposant sur des hypothèses, ce qu'ils n'ont pas le droit de faire avec des témoins de faits.)

Me Johnston s'est heurté à un mur. Enfermé plus que jamais dans la tour d'ivoire de la pureté méthodologique, le professeur Duch n'aurait pas reconnu que la Terre est plus ou moins sphérique sans pouvoir s'appuyer sur une thèse de doctorat en géographie.

L'avocat a tout de même fait verser au dossier de la preuve un intéressant article de deux chercheurs de Gallup où est analysée la façon des compagnies de tabac d'utiliser les sondages devant la justice.(pièce 1239)

Le professeur Duch a dit que cet écrit n'est jamais paru dans une revue scientifique avec comité de révision par des pairs, en oubliant que ce n'était pas davantage le cas de son rapport d'expertise.

*

Le procès reprend le 10 juin. Il y aura d'autres éditions de ce blogue d'ici là.


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mardi 28 mai 2013

148e jour - Un troisième témoin-expert pour la défense des cigarettiers, le politologue Raymond Duch

Dans le champ des sciences sociales, il n'y a pas que chez les économistes qu'on sache compter et composer avec les corrélations, le calcul des probabilités, les marges d'erreur, les facteurs qui mènent à une sous-estimation ou à une surestimation de différents phénomènes, etc.  Les politologues ont fait beaucoup de chemin depuis Machiavel.

Cela fait qu'au procès en recours collectif contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, le tribunal de Brian Riordan entend cette semaine un deuxième docteur en science politique.

Chronologiquement, le premier était Christian Bourque, qui est vice-président exécutif de Léger Marketing et dont l'expertise avait été sollicitée par les demandeurs au procès. L'expert québécois est comparu en janvier et en mars de cette année, et a analysé les sondages que l'industrie du tabac a fait faire, durant la période 1950-1998, sur les connaissances et croyances de la population canadienne et en particulier québécoise concernant les méfaits sanitaires du tabagisme. (rapport de juillet 2011, pièce 1380 , et rapport complémentaire de 2013, pièce 1380.2 )

Raymond Duch
Le nouveau venu cette semaine à la barre des témoins s'appelle Raymond Duch et a été appelé en renfort par la défense des cigarettiers JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges. Depuis 2006, M. Duch est professeur de science politique quantitative à l'Université d'Oxford, au cœur de l'Angleterre; il a étudié et enseigné dans plusieurs universités américaines de 1975 à 2006, mais il est originaire du Manitoba, peut facilement converser en français, et était sur place et tout oreilles au palais de justice de Montréal quand M. Bourque a témoigné. Le témoignage oral et le rapport d'expertise de M. Duch sont néanmoins en anglais. Son nom a été prononcé « dotche » par tout le monde.

C'est l'avocat de JTI-Macdonald Doug Mitchell qui a interrogé lundi l'universitaire et a fait verser au dossier de la preuve en défense son Report on Public Attitudes Associated with Smoking: Quebec and Canada, (pièce 40062), daté d'août 2011.

Le professeur Duch s'est concentré sur les sondages que des gouvernements au Canada ont fait réaliser au fil de la deuxième moitié du vingtième siècle et il a exclu de son analyse ceux de l'industrie. Son rapport d'expertise de 180 pages aérées contient 57 tableaux et 18 diagrammes.

Après deux premiers experts mandatés par l'industrie et que la défense des cigarettiers a fait témoigner en détail de leur rapport, au risque d'ennuyer le juge Riordan, qui sait très bien lire et l'a amplement montré, Me Mitchell a pour sa part compris qu'il fallait utiliser la même méthode que Me Johnston des recours collectifs avait eu avec l'historien Robert Proctor: profiter de la présence de son témoin-expert pour parler des faits déjà versés en preuve.

Une bonne partie de l'après-midi de lundi a donc servi à critiquer le rapport Bourque, sinon et surtout ses sources, les sondages des compagnies. M. Bourque, dont l'entreprise de sondages a un bureau à un coin de rues du palais de justice de Montréal, était venu s'asseoir dans les bancs du public et écouter tranquillement.

Les avocats des recours collectifs ont eux aussi été attentifs et n'ont soulevé aucune objection, ni pour la qualification du témoin comme expert, ni aux questions de Me Mitchell. On pourrait dire qu'ils ont été plus silencieux que jamais, sans pour autant paraître le moindrement troublés.

Le juge Riordan a demandé des éclaircissements, et ses nombreuses petites interventions révèlent que de témoignage en témoignage, le magistrat est de plus en plus à l'aise avec les méthodes quantitatives et les nuances méthodologiques de toutes sortes.

C'est ainsi que le professeur Duch a reproché aux sondages de l'industrie de n'étudier généralement que les fumeurs de plus de cinq cigarettes par jour. Le juge lui a demandé si c'était une forte proportion des fumeurs dont la consommation se situait à ce niveau.


Complément de jugement

La journée de lundi s'était ouverte sur une déclaration que le juge Brian Riordan a lue et qui se voulait une réponse aux complaintes des avocats des cigarettiers, Suzanne Côté, Simon Potter et surtout Guy Pratte exprimées après son ordonnance du 15 mai dernier.  Brian Riordan avait alors décidé de ramener de 304 à 175 jours le temps qu'il veut consacrer à l'audition de la preuve en défense des cigarettiers.

En substance, son intervention de lundi dit: je ne vous blâme pas d'avoir tenté votre chance avec votre stratégie des 304 jours, je n'ai rien fait qui puisse vous faire craindre que j'ai conclu à la culpabilité de vos clientes, mais essayez-donc maintenant de suivre mes suggestions et de faire preuve d'imagination, et vous allez voir que le procès va marcher.

La défense veut faire comparaître un certain nombre de personnes qui se disent victimes des pratiques de l'industrie du tabac et sont inscrites aux recours collectifs québécois. Le juge continue de penser qu'il n'y a pas de besoin de consacrer une journée d'audition à chaque membre des recours collectifs invité à témoigner.


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lundi 27 mai 2013

147e jour - Un autre expert en histoire dupé par les compagnies de tabac et par lui-même ?

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Vous est-il déjà arrivé de vous croire original et de vous découvrir « comme les autres » ? De penser que vous avez fait vos propres choix et de découvrir plus tard que vous avez en fait suivi le parcours qu'on voulait que vous suiviez, comme ces enfants « au volant » de certains chariots d'épicerie qui sont en réalité dirigés dans les allées par d'autres mains ?

Une réaction humaine en ces cas-là, ce serait peut-être de chercher à dénigrer le messager des mauvaises nouvelles: le confrère de la profession qui a dénoncé votre curiosité intellectuelle à géométrie variable ou le jeune professeur d'une université sans prestige qui a osé analyser en détail (dans une revue internationale avec révision par des pairs) comment des étoiles de la profession ont été dupes ou peu scrupuleux en se prêtant hier au même jeu avec les cigarettiers ...que vous ces derniers vingt-cinq ans.

C'est ainsi qu'a réagi David H. Flaherty, docteur en histoire et professeur émérite de l'Université de Western Ontario. Sans élever le ton, sans perdre contenance, tout de même, quoi qu'il lui est arrivé de se faire rappeler par le procureur des recours collectifs Bruce Johnston lequel d'eux deux était là pour poser les questions et qui était là pour y répondre, et même de se faire rappeler par le juge Brian Riordan qu'un témoin devait attendre les questions avant de parler (d'émettre des sarcasmes, en fait). Et puis, votre serviteur et d'autres personnes ont cru remarquer que le témoin-expert, un homme à peau blanche, avait la tête nettement plus rose au sortir de sa comparution qu'en entrant dans la salle d'audience, et on ne prend pas de coup de soleil sous les néons d'une salle sans fenêtre.

À la fin de l'après-midi jeudi, peut-être à mi-chemin d'un contre-interrogatoire dont la suite pourrait n'avoir lieu que dans six mois (pour des raisons examinées plus bas au point 2), l'avocat était parvenu à montrer au tribunal que, « comme les autres » témoins-experts en histoire dont il est question dans un article de l'historien Louis Kyriakoudes (pièce 1546) paru dans Tobacco Control en 2006, l'historien Flaherty:
  • a été recruté comme expert par l'industrie du tabac sans avoir d'expertise préalable en histoire de la médecine ou histoire de la science;
  • a reçu l'assistance du Special Trial Issues Committee (STIC) mis sur pied par les avocats Allen Purvis et Jan Johnson de Washington pour aider l'industrie du tabac à préparer ses productions d'expertises non-médicales devant la justice (M. Flaherty a visité M. Purvis et Mme Johnson à Washington.);
  • a utilisé des sources premières fournies par l'industrie;
  • a mentionné dans sa revue de presse des sondages Gallup commentés dans les journaux mais évité de regarder les sondages bien plus nombreux, systématiquement mieux connus quant à leur méthodologie et parfois plus révélateurs que l'industrie a en sa possession;
  • a exclu de son analyse la documentation interne de l'industrie accessible en ligne, notamment sur le site de Legacy (Le rapport d'expertise de M. Flaherty date tout de même de 2010.) (pièce 20063);
  • a minimisé dans son rapport d'expertise le rôle de la publicité des produits du tabac (Il n'y a aucune annonce dans le rapport d'expertise du professeur Flaherty, bien que celui-ci a reconnu qu'il avait originalement envisagé d'en mettre.);
  • a mis l'accent sur la couverture de la presse durant la période 1950 à 1964;
  • a prétendu que la crédibilité de l'industrie en matière de santé était nulle dès les années 1950 (alors que la documentation interne permet au moins d'en douter);
  • a minimisé dans son rapport d'expertise le rôle de l'industrie dans l'alimentation d'une controverse scientifique sur les méfaits sanitaires du tabagisme (L'expert Flaherty avait lu le livre de son confrère historien de Harvard, Allan Brandt, qui met en évidence ce rôle des cigarettiers (pièce 1544), mais il a choisi de ne pas tenir compte.);
  • a utilisé comme définition de ce que serait la « connaissance commune » ou « connaissance populaire » une définition qui repose sur l'idée d'une accumulation de connaissance dans le peuple de génération en génération, et une définition qui ne sert jamais ailleurs dans les recherches scientifiques;
  • n'a jamais fait paraître des résultats de ses recherches sur la connaissance populaire des méfaits du tabac dans une publication scientifique avec comité de révision par des pairs.

Avec cela, selon Louis Kyriakoudes et Robert Proctor (rapport Proctor), on obtient comme expertises judiciaires des perspectives historiques sur la cigarette dont l'industrie du tabac est complètement absente.


1

La journée a aussi été parsemé d'échanges qui laissent perplexe.


Me Johnston: Quand avez-vous mandaté le professeur Igartua ?
Professeur Flaherty: En 1999.
Me Johnston: En 1999 ? Savez-vous s'il avait déjà fait certains travaux à cette date ?
Professeur Flaherty: Non.
Me Johnston: Vous ne savez pas ?
Professeur Flaherty: Je ne pense pas qu'il en avait fait. Je veux dire,... j'étais celui ... la seule raison pour qu'ils approchent Igartua était qu'il était un ami à moi.
Me Johnston: Quand vous dites « ils approchent », est-ce que ce fut vous ou « eux » ?
Professeur Flaherty: Non, j'ai appelé le professeur Igartua et lui ai dit: «José, j'ai un problème, j'ai besoin de quelqu'un ayant accès à des étudiants diplômés au Québec pour faire certains travaux préparatoires sur la question du tabac et de la santé au Québec». Je n'avais alors pas idée à ce moment que je serais ultimement l'expert d'Imperial Tobacco sur le Québec.
Me Johnston: Soit.
Professeur Flaherty: J'ai seulement su cela en 2008.
Me Johnston: Mais c'était un ami à vous, vous lui avez parlé ?
Professeur Flaherty: Oui.
Me Johnston: Vous savez ce qu'il faisait?
Professeur Flaherty: Bien, il était en train de travailler sur un livre sur l'histoire d'Arvida...
Me Johnston: Et saviez-vous ....
Professeur Flaherty: ...que j'ai hâte de lire.

Même un historien peut se tromper sur les dates et le professeur sera peut-être chagriné d'apprendre que le livre de son confrère Igartua sur l'histoire d'Arvida en préparation en 1999 est paru en ...mai 1996, alors que David Flaherty était encore le commissaire à l'information et à la vie privée de la Colombie-Britannique. Le procureur Johnston ne lui a pas dit et a poursuivi le contre-interrogatoire.

*

Juge Riordan: Mais, professeur Flaherty, la question (déjà posée plus d'une fois par Me Johnston) était pas mal directe. Est-ce que la connaissance de la probabilité de mourir du cancer du larynx faisait partie de la « connaissance commune » tel que vous l'avez définie ?
Professeur Flaherty: Oui, parce qu'un segment de la population, votre médecin, votre infirmière, le saurait très, très précisément. Les autres le sauraient parce que c'est mentionné dans Sélection du Reader's Digest en 1954, je pense.
Me Johnston: Cela vous pourriez le savoir ...
Professeur Flaherty:  Cela vous pourriez le savoir, mais le risque réel, vous savez, je ne le sais pas aujourd'hui. Quand j'ai commencé ce travail, je me suis fait dire par quelqu'un que si tu fumes toute ta vie, tu as 15 chances sur 100 de fumer (sic) .. Je savais tellement peu alors à propos des risques sanitaires, que je n'ai pas pris conscience que, du point de vue d'un médecin de famille ou d'un spécialiste du thorax, c'est en fait un très haut risque. C'est comme cela que je l'ai appris.
Me Johnston: 15 %, vous avez dit, « de fumer »; vous vouliez dire... (15% you said "of smoking"; you meant...)
Professeur Flaherty: 15 %, pourcent d'une centaine de fumeurs. (15% percent of a hundred smokers.)
Me Johnston: De mourir ? (Of dying?)
Professeur Flaherty: Oui. C'est ce qu'on m'a raconté en 1987.
Me Johnston: D'accord. Mais pour en revenir à la question, la probabilité d'une maladie en particulier, je déduirais la même chose de votre réponse, que vous ne savez pas la probabilité ?
Professeur Flaherty: Je sais très bien ce qui est écrit dans ces 900 pages (de documentation annexe à son rapport). Je ne sais pas assez bien pour vous le dire maintenant, comme si vous veniez me voir pour une consultation médicale.
Me Johnston: Soit. Alors vous avez passé 20 ans et, - est-ce que j'ai raison ? - des milliers d'heures à travailler sur ce sujet, à lire tout ce qui était dans le domaine public au Québec et vous êtes incapable de me donner une réponse à cette question. Êtes-vous d'accord avec moi que, vraisemblablement, un membre du public serait aussi incapable de répondre à la question ? 
Professeur Flaherty: Je ne peux pas vous dire ce qui était dans l'esprit de n'importe quel membre individuel du public, ou vous dire ce qu'ils pensaient.
Me Johnston: Mais juste question de gros bon sens, seriez-vous d'accord avec moi ?
Professeur Flaherty: Question de gros bon sens, oui.

**

Me Johnston: Où avez-vous trouvé la définition de « connaissance commune » pour les besoins de votre rapport (d'expertise) ? Avez-vous ...
Professeur Flaherty: De ma tête.
Me Johnston: C'est votre oeuvre ?
Professeur Flaherty: Oui.
Me Johnston: De personne d'autre?
Professeur Flaherty: J'ai eu des apports de plusieurs gens avec qui j'ai travaillé pour ce rapport.
Me Johnston: Comme qui ?
Professeur Flaherty: L'un était (l'avocat) Steven Lamont, dans les années 1990, et durant presque dix ans, Me Paris qui m'a dirigé lors de l'interrogatoire principal.
Me Johnston: D'accord.
Professeur Flaherty: Alors, nous avons eu des conversations de la sorte au fil des années à propos de tous les aspects de mon travail. Et (son collègue historien) John Swainger et moi avons dû parler de cela aussi.
Me Johnston: Maintenant, quand vous étiez interrogé par Me Paris, vous avez dit que c'est un terme que les historiens utilisent... qu'il utiliseraient dans le contexte, par exemple, d'une connaissance commune - Avez-vous dit sagesse ou connaissance commune ? -, qu'Hitler avait perdu la Deuxième guerre mondiale ?
Professeur Flaherty: Mmmh.
Me Johnston: Vous vous souvenez d'avoir utilisé cet exemple ?
Professeur Flaherty: Oui.

***

Me Johnston: Mais serait-il juste de dire que la « connaissance commune » était un élément de ce qu'il vous était demandé d'étudier dès le début ?
Professeur Flaherty: Non, c'était simplement... Ils ont dit: Trouvez moyen de découvrir ce que les Canadiens se sont fait raconter au fil des temps à propos des risques sanitaires du tabagisme. C'était mon mandat.
Me Johnston: Et quand la « connaissance commune » est entrée dans tout cela ?
Professeur Flaherty: Je ne m'en souviens plus.
Me Johnston: Était-ce ...
Professeur Flaherty: Je ne me souviens vraiment pas, parce que, en-dedans d'une couple d'années, j'avais lu le travail des autres témoins-experts (historiens mandatés par l'industrie du tabac). Il n'y a pas de doute que je parlais dans ma vie de famille, ou dans ma vie professionnelle comme historien, de ce qui était la connaissance commune à propos de x, y ou z. Un de mes sujets de conférence favoris a été l'histoire de l'esclavage...
(...)
Me Johnston: Professeur, êtes-vous capable d'informer la cour du moment où la « connaissance commune » est devenue un élément de votre mandat ?
Professeur Flaherty: Non.

Rappelons que l'un des deux buts auto-proclamés du rapport d'expertise était de savoir à quel moment de l'Histoire le lien entre le tabagisme et le cancer est devenu un élément de la « connaissance commune » des Québécois.







** **

Un autre moment où l'historien canadien a patiné est quand, après avoir affirmé que les compagnies canadiennes de tabac faisaient des affirmations publiques plus raisonnables que les américaines, a été incapable de donner un seul exemple d'une différence.

** * **

Le professeur David Flaherty n'a pas lu le rapport d'expertise de l'historien Jacques Lacoursière, qu'il prend de très haut et considère comme un « amateur ».

À un moment durant le contre-interrogatoire, Me Johnston a mis sous le nez du témoin du jour le code de conduite des historiens américains, code dont Me Doug Mitchell s'était servi lors du contre-interrogatoire du professeur Robert Proctor en novembre. (M. Flaherty a étudié, enseigné et fait des recherches aux États-Unis et sur ce pays. Il est un spécialiste de la période coloniale de l'histoire américaine.).

Ce code (pièce 40024) stipule que l'historien professionnel, en consultant les sources secondaires de renseignement disponibles, sources de contexte, peut vérifier à leur lumière l'interprétation historique découlant de l'examen des sources primaires de renseignement. Flaherty n'a pas moins péché à ce chapitre que Lacoursière. Ce n'est qu'un aspect des ressemblances entre son travail et celui de l'historien québécois.


2

Pourquoi la suite et fin du contre-interrogatoire de l'historien David Flaherty pourrait n'avoir lieu que dans six mois ?

Parce qu'il y a un jugement rendu le 17 mai 2012 par l'honorable Brian Riordan, et maintenu par la Cour d'appel le 14 décembre qui a autorisé le versement au dossier de la preuve en demande d'un rapport préliminaire de recherche de l'historien Flaherty daté de 1988.

Ce document est depuis longtemps accessible au public sur le site en ligne de la bibliothèque Legacy de documents de l'industrie du tabac gérée par l'Université de Californie à San Francisco. (lien vers ce document).

L'industrie considère le rapport préliminaire de David Flaherty comme un document protégé par le secret professionnel et elle a demandé à la Cour suprême du Canada de se prononcer.


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jeudi 23 mai 2013

146e jour et un petit bout du 147e jour - Des heures à éplucher des souvenirs du vingtième siècle

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces à conviction, voyez les instructions à la fin du présent message.

Au procès des trois principaux cigarettiers du marché canadien en vertu du Code civil du Québec et de la Loi sur la protection du consommateur, le témoin-expert en histoire David Flaherty a continué durant toute la journée de mercredi de souligner par des commentaires les passages importants dans son rapport d'expertise de 65 pages, qui est une sorte de revue de la presse québécoise allant de 1950 à 1998.

Par moment, l'assistance au procès pouvait avoir l'impression qu'il y avait plus de passages importants que de passages non importants. Plus d'une centaine d'articles ont été « soulignés » par le professeur Flaherty lors de la seule journée de mercredi. Mercredi soir, l'universitaire de carrière âgé de 73 ans a comparé sa journée à trois cours de suite au niveau des études avancées.

Le rapport en tant que tel (pièce 20063 au dossier de la preuve en défense) est complété par des chronologies détaillées, une par lustre: 1950-541955-591960-641965-691970-741975-791980-841985-891990-941995-98  (pièces 20063.2 à 20063.10).

L'interrogatoire par la partie défenderesse commencé mardi s'est enfin terminé tôt jeudi matin. Les avocats des autres compagnies qu'Imperial n'ont pas posé de questions.

Le procureur Bruce Johnston des recours collectifs a manqué de temps pour terminer jeudi son contre-interrogatoire de l'historien Flaherty.

Ce bout de contre-interrogatoire, tout de même substantiel, sera raconté dans notre prochaine édition.


1  La presse le dit, donc tout le monde sait

Grosso modo, la thèse fondamentale de la défense, depuis le début de ce procès, est que le peuple est censé connaître les méfaits sanitaires du tabac puisque la presse n'arrête pas d'en parler, et que les fumeurs sont donc responsables de leur sort puisqu'ils ont choisi de ne pas arrêter de fumer.

La revue de presse du témoin-expert de la défense de l'industrie se lit et s'écoutait comme un hommage appuyé au travail de la presse, ainsi qu'à celui des divers militants de la santé publique, dont les médias ont rapporté les gestes, les déclarations et les revendications au fil de la deuxième partie du vingtième siècle.

L'expert Flaherty a souligné l’œuvre de sensibilisation depuis 1950 du Dr Norman Delarue; des députés canadiens Barry Mather et Lynn McDonald; de Rachel Bureau et Marcel Boulanger du CQTS; du trio Garfield Mahood, David Sweanor et François Damphousse de l'Association pour les droits des non-fumeurs; des journalistes, chroniqueurs ou animateurs Lois Mattox Miller (Reader's Digest), Ann Landers (The Gazette), Gilles Provost (Le Devoir), Lise Lachance (Le Soleil), Jean-Marc Brunet (Le Journal de Montréal), Jean-Luc Mongrain (télévision), etc.

Hélas pour l'auteur d'une narration aussi flatteuse, il n'y avait dans la salle d'audience 17.09 aucun corbeau journalistique susceptible de laisser échapper le fromage du sens critique en écoutant le renard.

D'abord parce que l'assistance était clairsemée.

Ensuite parce qu'il est de notoriété publique ou common knowledge que la presse libre a longtemps servi en parallèle de complaisant véhicule publicitaire pour les produits du tabac, bien qu'avec la méthode Flaherty-Lacoursière, les annonces sont exclues de l'échantillon étudié de messages auxquels le public était exposé. C'est une chose qui était ressortie lors du contre-interrogatoire de l'historien Lacoursière il y a à peine une semaine.

Enfin parce qu'on retrouve dans la sélection Flaherty, comme dans la sélection Lacoursière, des articles au contenu informatif fort disparate. Ainsi, au fil du demi-siècle 1950-1998 tel que revisité par l'expert, les journaux québécois ont rapporté, entre autres,
  • le recul du taux de tabagisme dans la population;
  • l'augmentation du taux de tabagisme chez les jeunes femmes (à un autre moment);
  • la dénonciation par l'Institut du tabac d'un rapport sur les méfaits de la cigarette;
  • les comparaisons faites par des « amis » des fumeurs entre les militants antitabac et des fascistes; 
  • les propos de médecins qui affirmaient que la mort de René Lévesque à 65 ans ont suscité des questions inquiètes de fumeurs concernant leurs poumons;
  • le maintien par la Cour d'appel d'un jugement favorable à la Loi réglementant les produits du tabac;
  • le report de l'obligation d'apposer des mises en garde sanitaires sur les paquets de cigarettes.
(On pourrait continuer l'énumération, mais vous avez pigé l'idée.)

L'interrogatoire de l'historien Flaherty par Me Neil Paris n'a pas permis de savoir quel était le critère d'inclusion d'une nouvelle dans la revue de presse, ni surtout d'apprendre quelle importance relative l'historien accordait à chacune dans la mesure des progrès de la « connaissance commune ».

Si l'annonce d'un recul du taux de tabagisme dans la population témoigne à un moment donné du progrès de la connaissance populaire des méfaits du tabac, une augmentation de la proportion de fumeurs ne devrait-elle pas indiquer le contraire ? Eh bien non. Apparemment, cela fait deux articles qui parlent du tabac, point.

En dépit de commentaires critiques par l'expert, à l'écrit et à l'oral, toutes les nouvelles qui relataient des débats sur des politiques publiques relatives au tabac ont semblé être mises sur le même pied que celles, surtout parues au début de la période, qui rapportent une connaissance médicale des méfaits du tabagisme. Toutes ces nouvelles sont-elles censées s'additionner pour prouver la connaissance des méfaits du tabac ...par les lecteurs des journaux ?? 

Ce n'est pas le duo Flaherty-Paris qui a tiré les choses au clair durant plus de deux jours de dialogue ronronnant.


2  Changement de ton de l'industrie selon ses besoins

En revanche, à la lecture du rapport d'expertise de l'historien Flaherty, comme à la faveur de sa relecture partielle et commentée en compagnie de l'avocat d'Imperial Tobacco, il est facile d'entrevoir que la société québécoise a changé, et la visite des coupures de presse, si elle n'est pas concluante pour le juge Riordan, aura peut-être été jugée divertissante, malgré ses répétitions.

Ainsi par exemple, l'industrie a changé de ton avec le gouvernement.

Dans la revue de presse du professeur Flaherty, on voit qu'en 1969, quand le ministre fédéral canadien de la Santé, John Munro, envisageait de réglementer le commerce du tabac, le président d'Imperial Tobacco Company of Canada Limited (ITCCL) à l'époque, Paul Paré, a parlé de « guerre » et d' « attaque », ce que La Presse et Le Journal de Montréal, entre autres, ont rapporté. (Lors du témoignage de Peter Gage en septembre, ce dernier avait dit que son patron chez Macdonald Tobacco, David M. Stewart, avait pour sa part vu comme un « Pearl Harbor » la publication par le ministre Munro de tableaux de la teneur en goudron et en nicotine de différentes marques de cigarettes.) (Finalement, le projet législatif de Munro a été mis de côté en 1972 et il a fallu attendre 1988 pour que le Parlement adopte un cadre législatif contraignant.)

De nos jours, les communiqués d'Imperial Tobacco Canada parlent des gouvernements comme de « partenaires », alors que les législations et les réglementations sont beaucoup plus exigeantes que dans les années 1960, de l'aveu même de l'industrie. En plus, les partenaires provinciaux ont lancé des poursuites judiciaires contre les cigarettiers... Les temps changent, c'est vrai.

Un autre exemple d'évolution durant la période étudiée est surgi de l'interrogatoire du professeur Flaherty, qui a vu comme l'indice d'un basculement (déjà définitif ?) de l'opinion québécoise les résultats d'un sondage publié à l'occasion de la Semaine des non-fumeurs en janvier 1989 et alors rapporté notamment dans le Journal de Montréal. Selon ce sondage, les Québécois étaient majoritairement favorables à des interdictions de fumer dans les endroits publics.

Et voilà un autre article échantillonné dans le rapport d'expertise sur la « connaissance commune ». Mais si par hasard dans la page d'à-côté un sondage contemporain avait révélé que la majorité des Canadiens déclaraient néfaste le libre-échange nord-américain, est-ce que M. Flaherty ne ferait pas une distinction plus nette entre une connaissance populaire et une opinion ?

On n'a pas pu le savoir.

**

Jeudi matin, le témoin-expert a rallongé la liste de ses étoiles médiatiques de la lutte antitabac en mentionnant la Gang allumée, un réseau de petits groupes d'adolescents militants créé, vers la fin de la période étudiée, par le Conseil québécois sur le tabac et la santé (ce même CQTS qui poursuit les cigarettiers).

L'avocat d'Imperial Neil Paris a aussi offert au professeur David H. Flaherty une occasion d'égratigner son confrère de l'Université Stanford Robert N. Proctor.

Flaherty a déploré l'évolution du style de Proctor depuis son livre de 1999 sur la guerre des Nazis contre le cancer et le tabac, puis  il a accusé l'universitaire californien d'avoir une idée fixe sur l'industrie américaine du tabac et de l'avoir transposé au Canada sans connaître ce pays.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.




mercredi 22 mai 2013

145e jour - La « common knowledge » des méfaits du tabac invoquée par l'historien David Flaherty

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces à conviction, voyez les instructions à la fin du présent message.


Dans son curriculum vitae soumis à la Cour supérieure du Québec, Jacques Lacoursière a mentionné qu'il est historien-conseil pour les compagnies de tabac depuis 2006. Il avait aussi produit en 2003 une déclaration écrite sous serment devant le juge Pierre Jasmin, c'est-à-dire le juge qui a autorisé en 2005 deux recours collectifs et un procès contre ces compagnies de tabac dont vous suivez ici les événements.

David Flaherty en juillet 2012
De son côté, David H. Flaherty, qui est un professeur émérite d'histoire et de droit de l'Université de Western Ontario ainsi que le témoin-expert de cette semaine dans le procès, invité à comparaître par les cigarettiers en défense, n'a pas cru bon de mentionner dans son son curriculum vitae soumis au tribunal une collaboration scientifique avec l'industrie qui est bien plus ancienne et plus longue que celle de Lacoursière.

Le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a demandé mardi à l'historien Flaherty pourquoi il a passé cela sous silence, et l'universitaire a répondu que c'était parce qu'il n'a rien publié sur le sujet. (Lui non plus...)

Lors de sa brève comparution devant le même tribunal de Brian Riordan le 15 mai de l'an dernier, le professeur Flaherty avait affirmé que les compagnies de tabac n'ont jamais exigé de lui qu'il garde secrètes les recherches qu'il a faites pour leur compte. (voir notre édition relative au 29e jour).

Mardi, le témoin-expert a déclaré qu'il s'attendait à parler un jour de ses recherches devant une cour de justice, comme si la diffusion de la connaissance scientifique devait s'en remettre à l'habileté des avocats.

Peut-être faut-il prendre ce qui ressemble à une crânerie avec deux grains de sel.

Premièrement, la défense des cigarettiers s'est battu bec et ongles et se bat encore pour qu'un rapport préliminaire de recherche de Flaherty à l'industrie canadienne en 1988 n'aboutisse pas dans le dossier de la preuve en demande au présent procès, et cela même si le document est depuis longtemps accessible au public sur le site internautique de la bibliothèque Legacy de documents de l'industrie du tabac gérée par l'Université de Californie à San Francisco. (lien vers ce document)

Dans son jugement du 17 mai 2012, qui a survécu en décembre dernier à une demande de révision présentée à la Cour d'appel du Québec (jugement unanime en appel) et qui est maintenant l'objet d'une demande d'autorisation d'appel devant la Cour suprême du Canada, l'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a indirectement qualifié de tartufferie l'attitude des cigarettiers canadiens.

N'empêche que l'industrie considère le rapport préliminaire de David Flaherty comme un document protégé par le secret professionnel.

Deuxièmement, il n'est pas certain que la simple divulgation de l'existence d'un lien du chercheur universitaire Flaherty avec l'industrie du tabac aurait été sans conséquence pour lui, par exemple en ce qui a trait à sa participation en tant que consultant au groupe de travail sur l'information en matière de santé formé à la demande de Statistique Canada en 1991. Et puis David Flaherty n'a pas seulement passé discrètement sa vie dans l'enseignement et la recherche, il a notamment été de 1993 à 1999 chargé par l'Assemblée législative de la Colombie-Britannique de veiller à l'application de la loi de cette province sur l'accès à l'information et la protection de la vie privée. Qui était alors au courant de son rôle auprès de l'industrie du tabac ?

*

Mardi, il y a eu un interrogatoire et un contre-interrogatoire préalables à la qualification de David Flaherty comme expert. Les avocats des recours collectifs se sont opposés presque par pur principe et très brièvement à sa qualification comme expert, mais l'honorable Brian Riordan a jugé autrement, et l'interrogatoire principal a alors commencé.

Cet interrogatoire principal est mené par un nouveau venu au procès, Me Neil Paris, un autre avocat du bureau torontois de l'étude Osler, Hoskin & Harcourt, qui assure la défense de la compagnie Imperial Tobacco de Montréal.

Le tandem Flaherty-Paris a mieux fonctionné que le tandem Lehoux-Lacoursière de la semaine dernière. Le témoin-expert joue bien son rôle.

Par contre, malgré les avertissements du juge Riordan, Me Paris semble déterminé à examiner le rapport d'expertise de l'historien Flaherty en sautant très peu de dates. La période couverte va de 1950 à 1998, on procède par ordre chronologique, et l'interrogatoire s'est terminé sur des documents datant de janvier 1964.

Quant à son contenu, le rapport d'expertise de David Flaherty (pièce 20063 au dossier de la preuve en défense) ressemble comme un frère à celui de l'historien Jacques Lacoursière. L'un est en français, l'autre en anglais, mais la méthode semble être la même.

L'expression « connaissance populaire » employée par l'historien québécois semble le meilleur équivalent qu'on ait trouvé en français de l'expression « common knowledge » employée par les experts historiques recrutés par l'industrie du tabac aux États-Unis et par l'historien Flaherty (qui se débrouille par ailleurs assez bien en français, entre autres pour avoir résidé au Québec durant une bonne partie de son enfance et de son adolescence) (L'interrogatoire est cependant mené en anglais.)

Le rapport Flaherty se compose d'une masse d'articles parus dans les périodiques québécois et montre que la presse a abondamment parlé au peuple de l'existence de méfaits du tabagisme. Quant à savoir si le bon peuple croyait tout cela, ou quant à savoir surtout si toute cette lecture qui aurait dû idéalement influencer leur comportement a effectivement empêché des Québécois de devenir fumeurs à 12 ans ou les a fait facilement décrocher d'une dépendance avant d'être atteint d'une maladie, cela n'intéresse pas les historiens mandatés par l'industrie, ce n'était pas dans leur mandat d'être plus curieux.

José E. Igartua a été professeur d'histoire à l'Université du Québec à Chicoutimi de 1978 à 1981, puis a continué sa carrière d'enseignant et de chercheur à  l'Université du Québec à Montréal (UQAM) à partir de 1981.

L'historien Flaherty a fait connaissance de l'historien Igartua quand celui-ci a enseigné à l'Université Western Ontario dans les années 1970. Quelque part à la fin des années 1980, donc bien avant les prémices du présent litige, le professeur ontarien a recruté le professeur québécois pour travailler au « Quebec Historical Awareness Project » (QHAP). Quand le consultant Jacques Lacoursière est monté à bord plus tard, les avocats de l'industrie l'ont envoyé travailler avec Igartua.

Dans son c. v. en ligne, l'historien Igartua ne trouve pas lui non plus utile de mentionner qu'une partie de ses recherches ont porté sur la connaissance dans la population des méfaits du tabac.

Quel rôle ingrat pour l'industrie de subventionner des recherches universitaires en se faisant si peu souvent créditer d'avoir contribué au développement du savoir.


Le couteau à double tranchant

Le QHAP était la composante scientifique du projet Four Seasons de l'industrie canadienne du tabac qui visait à préparer cette dernière à se défendre face à de possibles réclamations de dédommagements par des victimes de la dépendance à la nicotine ou de maladies causées par le tabagisme. Le financement par l'industrie des recherches historiques de Flaherty et Igartua est contemporain de l'exécution par Imperial Tobacco Canada de sa politique de destruction de rapports de recherche bio-médicale et de documents de marketing à son siège social de Montréal.

Ce qui a frappé votre serviteur au cours de la journée de mardi, c'est le caractère constant, sérieux, méthodique, de l'effort d'information réalisé dès la fin des années 1950 par le magazine canadien Sélection du Reader's Digest (SRD) concernant les méfaits sanitaires du tabagisme. Le professeur Flaherty a bien montré comment l'importance du tirage et la taille du lectorat de cette publication à l'époque lui donnait un grand impact.

Lorsque certains anciens cadres de l'industrie avaient mentionné l'an dernier la parution d'articles antitabac dans ce magazine, l'auteur du blogue avait envisagé que ces mentions lors des interrogatoires soient le fruit d'un briefing (pour ne pas dire un petit rinçage de cerveau) donné par les défenseurs des cigarettiers à tous leurs anciens employés appelés à témoigner dans le présent procès.

Mais en supposant maintenant que les anciens cadres de l'industrie qui faisaient carrière au Québec et y élevaient leurs enfants aient effectivement lu SRD à cette époque, et aient partagé à l'époque la soi-disant « connaissance commune » des Québécois sur les nombreux méfaits sanitaires du tabac (En plus, des documents et au moins un témoignage oral révèlent que les dirigeants des compagnies de tabac recevaient des revues de presse.), comment expliquer que ces dirigeants aient négligemment décidé d'en faire le moins possible pour prévenir eux-mêmes le public et d'attendre que les pouvoirs publics interviennent. Comment la défense de l'industrie va-t-elle réussir par sa stratégie actuelle à exonérer plus tard ses dirigeants d'un blâme immense ?


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
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dimanche 19 mai 2013

143e et 144e jours - Les discrets ou obscurs collaborateurs au rapport de Jacques Lacoursière

Comme si la matinée de mercredi avait manqué de surprise ou comme si l'après-midi risquait de manquer de piquant, le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a rendu mercredi lors de la pause du midi une ordonnance écrite pour limiter à 175 jours le temps qu'il accorde aux compagnies de tabac pour livrer leur preuve en défense dans le procès en responsabilité civile qu'il préside.

Son jugement de neuf pages répète par écrit ses vues exprimées vers la fin de la 136e journée d'audition. Le juge considère que le calendrier de 304 jours annoncé par les avocats des cigarettiers constitue un abus du système de justice et il éreinte les compagnies de tabac, surtout Imperial Tobacco Canada (ITCL), pour leur attitude dilatoire. En réagissant jeudi au jugement, les avocats ont exprimé plus d'indignation contre les blâmes qui leur ont été adressés qu'au sujet de l'effet pratique de l'ordonnance sur le calendrier.

Mercredi, l'interrogatoire principal du témoin-expert Jacques Lacoursière, que les compagnies étaient censées continuer une journée encore, n'a pas duré.

Jacques Lacoursière
(photo Rémy Boily)
L'avocat de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) Jean-François Lehoux a, au bout de dix minutes, cédé la place aux avocats des recours collectifs, après un très bref échange où la langue de M. Lacoursière a de nouveau fourché, faisant entendre le mot croyance quand il fallait dire connaissance, pour coller à la thèse de la défense de l'industrie.

Le contre-interrogatoire aussitôt commencé par Me Philippe Trudel s'est poursuivi et terminé jeudi matin. Le témoin a été libéré avant le dîner. Voici un aperçu de cette journée et demie d'auditions.

+ + +

LACOURSIÈRE A-T-IL PRÊTÉ SON NOM OU BÂCLÉ L'OUVRAGE ?

Les mots tristes sont sous vos yeux, mais commençons par quelques mises en contexte.

Personne ne s'étonne que des rapports d'expertise soient parfois le fruit d'un travail d'équipe, bien que les avocats, le juge et le public des palais de justice s'attendent à ce qu'un expert à la barre des témoins sache expliquer sa méthode et justifier ses conclusions.

Tout épidémiologue qu'il est, le professeur Jack Siemiatycki avait reconnu en février qu'il n'est pas un spécialiste des méta-analyses et s'était fait aider dans la production de son rapport d'expertise. De même, l'expert en sondages de population Christian Bourque, lors de sa comparution en janvier et en mars, a souligné l'importante contribution qu'avait eu l'une de ses collaboratrices à son rapport.

À chaque fois tout de même, le public de la salle d'audience 17.09 pouvait avoir l'impression d'être en présence d'un témoin expert du sujet, qui percevait bien les limites du rapport qu'il avait signé et connaissait bien toutes les conditions de sa réalisation. Il est évident qu'un prête-nom ou un relationniste bien briefé n'aurait pas tenu le coup lors de contre-interrogatoires par les redoutables avocats des cigarettiers que sont Guy Pratte, Simon Potter et Suzanne Côté.

Le témoin-expert Jacques Lacoursière aurait pu dire qu'il s'était appuyé sur le travail de plusieurs personnes pour produire son rapport d'expertise de 2010, car il n'y a rien de plus normal, même de la part d'un homme comme lui qui n'est plus rattaché à un établissement universitaire depuis 1968. Au surplus, M. Lacoursière a expliqué que la détérioration sérieuse de sa vue au cours de la dernière décennie, due à un décollement de la rétine, l'avait fait s'appuyer pour l'essentiel sur son travail de 2001 à 2003, lorsqu'il procédait à une recherche pour l'industrie du tabac.

Pour son rapport de 2010, le célèbre historien a dit jeudi qu'il n'avait pas été aidé.

Le matériel brut (20 000 documents) dont l'expert a extrait de quoi rédiger son rapport a été en bonne partie colligé par quatre étudiants de doctorat en histoire sous la direction du professeur José E. Igartua de l'Université du Québec à Montréal (UQAM).

Ce travail d'extraction avait déjà été réalisé, on ne sait pas quand au juste, mais avant que M. Lacoursière, à la demande des cigarettiers, produise une déclaration sous serment (affidavit, en latin) transmise en 2003 au juge Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec (affidavit que ce dernier cite dans son jugement d'autorisation des recours collectifs en février 2005). C'est sur la suggestion du cabinet Ogilvy Renault, alors en charge de défendre les intérêts d'ITCL, que le consultant Lacoursière est allé vers l'universitaire Igartua.

Lors du contre-interrogatoire de jeudi par Me Philippe Trudel des recours collectifs, il a aussi été plus d'une fois question d'un décompte des articles de presse qui, au fil de la période étudiée par M. Lacoursière pour son rapport d'expertise, ont été publiées dans des journaux et magazines québécois et qui mettaient en garde contre telle ou telle maladie, par exemple le cancer du larynx. L'expert Lacoursière n'a pas fait de tel décompte mais a affirmé en avoir demandé un, après la soumission de son rapport d'expertise aux parties, le 23 décembre 2010, au professeur Marc Vallières du département d'histoire de l'Université Laval.

Le décompte du professeur Vallières aurait confirmé les conclusions de M. Lacoursière quant au caractère répétitif de la mise en garde médiatique pour différentes maladies, mais celui-ci n'en a pas conservé de copie. Les défenseurs de RBH et JTI-Macdonald ont fait un tel barrage d'objections à ce que Jacques Lacoursière évoque la participation du professeur Vallières, invoquant notamment la question du secret professionnel, qu'il est devenu impossible de croire que cette participation aux préparatifs de la défense des compagnies de tabac a été insignifiante.



Le témoignage de Jacques Lacoursière devant le juge Riordan laisse finalement plus de questions sans réponse qu'il n'apporte de lumière. Des questions troublantes.


1
Un échantillonnage au pif ?

Lundi et mardi, on pouvait encore croire que le vulgarisateur émérite (deux fois docteur honoris causa) de l'histoire québécoise était gêné de déployer ses dons par l'étroitesse de l'expertise que JTI-Macdonald et RBH sont prêtes à lui reconnaître. Jacques Lacoursière était leur témoin mais ne semblait leur inspirer qu'une confiance très limitée.

Mercredi et jeudi, devant un Philippe Trudel puis un Bruce Johnston tout disposés à l'entendre et lui prodiguant tout aussi généreusement que les avocats du tabac du « professeur Lacoursière », l'historien n'a pas été plus éloquent.

1.1
Dans son rapport d'expertise, Jacques Lacoursière a affirmé que l'équipe du professeur Igartua avait fouillé La Presse, Le Soleil et Le Devoir pour les années 1950 à 1998, Le Journal de Montréal pour les années 1964 à 1998, et The Gazette, pour les années 1950 à 1983. De son côté, il a fouillé le mensuel Sélection du Reader's Digest pour la période de 1950 à 1998, Montréal-Matin pour la période de 1950 à 1965, et L'Actualité (et son prédécesseur le Magazine Maclean's) pour les années 1965 à 1998.

Le procureur des recours collectifs Trudel a voulu savoir pourquoi l'univers des extraits du quotidien The Gazette s'arrête en 1983 (alors que ce journal a existé jusqu'en 1998 et existe encore). L'expert Lacoursière ne le sait pas. Il a relaté toute la difficulté qu'il avait eu à rejoindre le professeur Igartua pour tirer la chose au clair, et ce dernier lui aurait finalement dit qu'il ne se s'en souvenait plus.

1,2
Devant le tribunal, Me Trudel a montré à l'expert des extraits du quotidien Montréal-Matin qui datent de juin 1969 et répercutent le point de vue rassurant des cigarettiers au moment de la célèbre commission parlementaire présidée par le Dr Gaston Isabelle.

L'avocat a voulu savoir pourquoi l'univers des extraits réalisés pour le rapport d'expertise s'arrête en 1965. M. Lacoursière a dit qu'il s'est « fié à Beaulieu et Hamelin » et à leur ouvrage La presse québécoise des origines à nos jours, où il serait fait mention que ce journal avait cessé de paraître en 1965.

On ose à peine croire que Jacques Lacoursière ait consulté l'édition de 1965 de leur célèbre ouvrage, plutôt qu'une édition plus récente, puisque Montréal-Matin a survécu jusqu'en 1978. Dans tous les cas, un livre d'historiens ne pourrait pas être une source première, en particulier pour un fier collectionneur de coupures de presse comme M. Lacoursière. (L'ancien étudiant du Séminaire de Trois-Rivières découpe dans Le Devoir depuis 1948.)

1.3
Me Trudel a voulu savoir comment un article du quotidien Financial Post de 1963 avait abouti dans l'échantillon d'articles analysés dans le rapport.

C'est par hasard, a répondu Jacques Lacoursière, qui a cité Georges Bernanos (« le hasard est la Providence des imbéciles »), et a ajouté que puisqu'il n'est pas un imbécile, ce ne devait pas être non plus par hasard.

Comment cet article avait abouti sous ses yeux, et dès 1963 ? On n'en a pas su plus, à part que M. Lacoursière avait conservé cette relique pendant quarante ans. En fait, la suite du contre-interrogatoire a montré que c'était plutôt trois articles du Financial Post parus à différentes dates de cette même année qui ont abouti dans l'échantillon « choisi » par l'historien.

La contribution du journal torontois à la connaissance populaire des méfaits du tabac au Québec dans les années 1960 est demeuré un mystère mineur.

L'évocation de Bernanos fut la seule fois où l'érudit Lacoursière a cherché à plaisanter. Il a été plutôt atone le reste de la journée et happé par un accès de modestie extrême.

1.4
À croire le témoin-expert, un historien ne peut pas interpréter les sondages. Pourquoi dans ce cas en avoir cités, y compris sur les croyances, comme si c'était à l'appui de sa thèse que « tout le monde connaissait » les méfaits ? Par acquit de conscience, a répondu le témoin Lacoursière à Me Trudel. Mais pas question de s'aventurer dans la comptabilité des croyances ou la critique de la méthodologie, a fait valoir l'historien.

Curieusement, c'est sans insérer le moindre bémol aux conclusions de son rapport que Jacques Lacoursière a ajouté aux articles qui soutiendraient sa conclusion un article du quotidien Le Soleil du 6 mai 1981 où il est pourtant fait état, jusque dans le titre, de la MÉCONNAISSANCE des risques sanitaires du tabagisme par le public, telle que révélée par un sondage payé par la Société canadienne du cancer. Oups.

Interrogé sur le sujet, le témoin Lacoursière s'est mis à critiquer la méthodologie du sondage, ce qu'il faisait aussi par écrit dans son rapport.  Étrange comportement de la part de quelqu'un qui venait de dire lundi et mardi, peut-être pour satisfaire les avocats de l'industrie, que cela excédait ses compétences d'historien.

Mais cela excédait-il vraiment les compétences d'un historien, a demandé Me Trudel ? Non, a fini par admettre le populaire historien, mais lui a décidé de ne pas le faire. Vraiment ?


2
Pile je gagne, face tu perds

Me Trudel a aussi voulu savoir si l'examen de la presse conduit par l'historien permettait de savoir si le peuple connaissait, non seulement l'existence d'un risque pour la santé, mais l'importance du risque d'être frappé par telle ou telle maladie en conséquence du tabagisme.

M. Lacoursière, qui avait admis n'avoir aucune idée de l'importance du risque, parce qu'historien et non médecin, semble avoir considéré qu'il n'y avait pas de différence entre les deux connaissances populaires (savoir qu'il existe un risque, d'une part, et savoir quelle est la probabilité d'être malade de ceci ou de cela en fumant, d'autre part).

Ce qu'il faudrait apparemment comprendre, c'est que la soi-disant méthode quantitative de l'historien ne connaît qu'une seule opération arithmétique: l'addition. Et on pourrait ajouter: celle de choux et de navets.

2.1
Par ailleurs, M. Lacoursière a dit qu'il n'avait pas l'impression que la masse de documents où il a puisé son échantillon d'articles de presse et annonces de produits de sevrage antitabagique contenaient en fait une bonne majorité d'annonces de produits du tabac parues dans les quotidiens québécois étudiés. Me Trudel lui a montré des relevés de l'équipe du professeur Igartua qui montrent que c'était bien le cas, avec notamment, dans le matériel brut, des annonces pleine page difficiles à manquer.

Une fois de plus, l'expert a pataugé pour faire connaître à la Cour les critères qui ont présidé à la sélection d'un échantillon de coupures de presse composé exclusivement de contenu rédactionnel et d'annonces de produits de sevrage tabagique. Le juge Riordan s'est parfois pris la tête entre les mains.

Voici comment on est forcé de résumer le raisonnement circulaire de l'expert Lacoursière, au terme de plusieurs occasions qu'il a manquées de faire comprendre autrement sa méthode.

A) Comment un chercheur peut-il prouver que le peuple savait que fumer est dangereux pour la santé ?

En regardant ce qui était raconté au peuple dans les médias.

B) Que retenir de tout ce qui était raconté au peuple dans les médias ?

Retenir ce qui aurait dû accroître plus ou moins la connaissance populaire des dangers du tabagisme, que cela l'ait fait ou non (le chercheur n'a pas à se donner la peine de vérifier), et exclure tous les faits qui pourraient montrer l'ignorance populaire.

Plus précisément, sélectionner ce qui était raconté au peuple et qui parlait en mal du tabagisme, par exemple la nouvelle de la découverte d'un lien entre le tabagisme et un méfait sanitaire; sélectionner ce qui était raconté au peuple qui montre que des personnes pensaient du mal du tabagisme, par exemple la nouvelle d'un règlement à venir pour protéger les non-fumeurs, comme si la conviction des uns (promoteurs de la santé publique) entraînait forcément la connaissance des autres (lecteurs et auditeurs); additionner tout cela sans pondération, comme si tout valait la même chose pour la démonstation, et toujours conclure que c'est impossible que les gens n'aient pas su qu'il existe un risque puisque quelqu'un leur disait directement ou indirectement.

C) Pourquoi ajouter à l'échantillon les annonces de produits ou de services pour arrêter de fumer ? Parce que l'offre de ces produits sous-entend que le public connaissait déjà les méfaits du tabac, ...comme s'il y avait forcément une demande pour ses produits. Mais est-ce que l'offre et la demande parallèles de produits du tabac ne sous-entend pas à l'inverse que les gens ne savaient pas les risques ou les sous-estimaient ? Hummmm. Il ne faut pas ajouter les pubs de tabac parce que c'était pour vendre.

Comprenne qui pourra.

Il faut savoir que durant les procès, les interrogatoires et contre-interrogatoires, après des interruptions innocentes et des objections providentiellement bien plantées, se terminent parfois en queue de poisson, au grand soulagement des témoins incapables de trouver les mots pour finir leurs phrases.

Des phrases inachevées, parfois émaillées de citations et de mises en contexte soudain urgentes, Jacques Lacoursière en a servi à satiété.

2.2
Mais l'influence des annonces de produits du tabac sur la connaissance populaire des méfaits n'est-elle pas une réalité connue des historiens, a voulu savoir Me Trudel ? L'historien Lacoursière a paru tomber des nues. Me Trudel lui a lu un extrait du rapport d'expertise du professeur de marketing Richard Pollay, expert dans le présent procès. M. Lacoursière ne l'avait pas lu, ni quoi que ce soit d'autres sur ce sujet. Certes, on peut probablement être un historien utile et ne pas savoir à quel point la publicité peut informer ou désinformer le public, mais n'est-ce pas manquer de curiosité pour un aspect important de la « vie quotidienne », qui est le champ d'intérêt de Jacques Lacoursière, selon ses dires.

M. Lacoursière n'avait pas lu non plus le rapport de l'historien Robert Proctor critiquant son travail, mais il se l'était laissé résumer par les avocats des cigarettiers.

(Au postulat implicite de Lacoursière « les gens savent parce que la presse en parle », le professeur Proctor réplique par un « la presse en parle parce que les gens ne savent pas ». Proctor critique aussi le fait que les historiens Lacoursière, Flaherty et Perrins n'aient pas consulté du tout la documentation interne de l'industrie du tabac, pourtant accessibles aux chercheurs.)

Plus troublant: Jacques Lacoursière, en 60 ans d'intérêt auto-proclamé pour les méfaits sanitaires du tabac ou leur écho dans la presse, n'avait pas lu quoi que ce soit dans la prose savante des historiens qu'il puisse mentionner au sujet du concept de « connaissance populaire » des méfaits du tabac, un concept pourtant utilisé par l'industrie dans tous ses procès des dernières décennies aux États-Unis, et qui a fait l'objet de travaux académiques. M. Lacoursière a déclaré avoir « inventé » son concept.

Pareillement pour sa définition de la dépendance, apparu ex nihilo.

Pour la connaissance populaire, il a mentionné s'être inspiré de l'école historique des Annales, puis a admis que les historiens français de ce courant de la recherche né dans les années 1920 n'ont jamais appliqué ce concept à la publicité du tabac.

Jeudi, l'expert Lacoursière a répété plus clairement que jamais qu'il s'intéressait au sujet des méfaits du tabagisme depuis la lointaine époque où il s'est abonné au Devoir, en 1948, à l'âge de 16 ans.

Mais sur ce sujet, il n'a jamais voulu lire ce que les autres historiens avaient écrit.

Au juge Riordan qui s'en étonnait jeudi, M. Lacoursière a déclaré: « Je reste isolé dans ma pensée académique ».

L'assistance s'est regardée avec ahurissement.

Est-il possible que le restant d'un étrange dépit pousse aujourd'hui un homme savant à l'aveuglement ?

Relisons un extrait de la transcription du premier jour de comparution Jacques Lacoursière lundi.
Juge Riordan: Ce qui veut dire que vous n'avez jamais obtenu la maîtrise en histoire ?
Expert Lacoursière: Non, mais vous allez comprendre pourquoi tout à l'heure.
Riordan: Ce n'est pas un reproche. C'est juste pour que ce soit clair. Vous avez complété les cours académiques, mais vous n'avez pas obtenu le diplôme tel quel.
Lacoursière: Je n'ai pas rédigé de thèse.
Riordan: Okay.
Me Lehoux, avocat de RBH: Oui, expliquez-nous pourquoi, professeur Lacoursière.
Lacoursière: Pourquoi ?  Tout simplement parce que, à partir des années 1962, j'ai commencé à produire aussi bien des imprimés que des ouvrages qui étaient reliés à l'histoire et, en 1969, j'ai donné, au cours de l'été, un cours à l'Université de Montréal pour la licence en enseignement supérieur.  J'avais demandé qu'on me crédite les crédits de ce cours-là, mais on m'a dit que je ne pouvais pas être juge et partie en même temps. Donc à ce moment-là...
Riordan: C'est un bon conseil, ça.
Lacoursière: ...j'ai décidé de continuer à produire et, pour moi, c'était plus important que d'obtenir un doctorat. Et d'ailleurs, j'avais dit à Jean-Pierre Wallot qui, à l'époque, était archiviste en chef du Canada, que je ne disposais pas d'une fin de semaine et que, par contre, lui, avec sa thèse de doctorat, c'était sur les tablettes d'une bibliothèque universitaire en cinq copies; que si moi, je le lisais et que je le citais, il y avait à peu près 100 000 personnes qui découvraient qui était Jean-Pierre Wallot.

Le vieux Patriote, pipe au bec
 et mocassins aux pieds
(dessin par Henri Julien)
(Pour mémoire, feu Jean-Pierre Wallot s'est notamment intéressé aux Patriotes des années 1830, dont les Québecois célèbrent chaque année en mai le souvenir et la remarquable actualité. Concernant les Patriotes, Wallot a publié Un Québec qui bougeait aux éditions du Boréal et il fut aussi l'un des collaborateurs du célèbre Boréal Express cher au coeur de M. Lacoursière. Votre serviteur ne sait pas si Un Québec qui bougeait était un ouvrage dérivé de la thèse de doctorat de Wallot, mais il semble improbable que Jacques Lacoursière n'ait rien lu de cet historien-là au moins.)

3
Des coïncidences encore

Jeudi en milieu de matinée, les choses se sont gâtées pour le consultant des cigarettiers. Le ton est resté déférent mais la teneur des questions est devenue encore plus embarrassante.

Prenant le relais de son associé Trudel, le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a fait examiner à l'expert Lacoursière et à la Cour certaines descriptions sommaires d'articles contenus dans son rapport d'expertise. Ces descriptions ont été projetées à l'écran et lues à haute voix.

Rappelons que les articles en question ont été archivés avant 2003, soit par l'équipe du professeur Igartua, soit par Jacques Lacoursière lui-même.

Ce dernier a affirmé que les résumés dans son rapport de 2010 étaient de sa main. Et il a affirmé qu'il n'avait pas reçu d'aide pour préparer ce rapport (bien qu'il a parfois dû régler le photocopieur pour faire agrandir considérablement les caractères dans des coupures de presse qu'il lisait ou relisait, car sa bonne vue l'abandonne de plus en plus souvent).

Or, tant jeudi que mercredi, on avait aussi montré à l'expert Lacoursière des sortes d'index qui se trouvent au début de chacun des cahiers-anneaux (il y en a 143) contenant la masse brute des documents qui ont servi à sa sélection. Jacques Lacoursière a fait comprendre mercredi et répété jeudi qu'il n'avait pas écrit un seul de ces index. (En les regardant, admiratif, il les a toutefois jugé « bien faits ».)

Ces index, qui tiennent généralement sur une feuille, contiennent aussi des descriptions sommaires d'articles. Au moins un de ces index porte le nom d'un étudiant au doctorat qui travaillait avec le professeur Igartua. C'était donc rédigé il y a au moins dix ans.

Me Johnston a jeté trois de ces index sous les yeux du témoin-expert (et en même temps en très gros plan sur les écrans), et les a lu à haute voix.

Comment expliquer qu'au moins trois des descriptions sommaires lisibles au début des cahiers-anneaux soient écrites exactement dans les mêmes mots que dans le rapport Lacoursière de 2010 ?

Jacques Lacoursière n'a pas pu expliquer ce « hasard ». Il a de nouveau repris sa citation de Bernanos, mais sans prendre cette fois-là le temps de créditer le romancier français, en supposant sans doute que ses auditeurs ont de la mémoire.

*

Le procès reprend mardi, après le congé de la Journée nationale des Patriotes. Un autre historien engagé par les compagnies de tabac, le professeur David Flaherty, va témoigner.

(Avis à nos lecteurs de l'extérieur du Canada: dans la fédération canadienne hors du Québec, ce congé de lundi s'appelle Victoria Day, en l'honneur de la reine de Grande-Bretagne et du Canada sous le règne de qui les Patriotes se sont rebellés, après trois décennies de représentations pacifiques auprès du pouvoir impérial. Les lecteurs du blogue qui sont curieux de voir comment un Jacques Lacoursière peut vous raconter cela en neuf minutes et demie sans regarder de notes et presque d'un seul souffle peuvent aller au lien suivant. L'introduction admirative du présentateur du conférencier a aussi valeur de témoignage sur la réputation de l'historien Lacoursière.)