mardi 30 avril 2013

138e jour - Début d'une audition spéciale sur des requêtes extraordinaires des trois cigarettiers

Au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, les défenseurs de ceux-ci ont tenté lundi de convaincre le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec que le procès devrait s'arrêter maintenant, parce que la partie demanderesse, qui a déclaré sa preuve close le 23 avril, n'a pas réuni de quoi faire la preuve de leur tort, et que dans le fond, le procès a été jusqu'ici une perte de temps.

Ce n'était pas la première fois que les avocats d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), de Rothmans, Benson and Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald (JTI-Mac) prétendaient cela depuis février 2005 et notamment ces derniers cinq mois devant le juge Riordan. C'est pour cela qu'il fallait fixer un rendez-vous spécial pour vider la question. Le rendez-vous est arrivé.

Il existe dans la loi québécoise une disposition que les défenseurs des compagnies de tabac invoquent pour faire se prononcer le juge Riordan sur la question maintenant.

Article 54.1 du Code de procédure civile (CPC): 
54.1. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d'office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.
L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.
Ironiquement, toute la section dont fait partie cet article de loi maintenant invoquée contre des recours collectifs a été insérée en 2009 par le législateur québécois dans le CPC afin notamment de prévenir les poursuites-baillons par de gros intérêts financiers contre les auteurs de recherches scientifiques, de livres ou d'articles de presse qui leur déplaisent. Les anglophones d'Amérique du Nord appellent ces actions judiciaires abusives des Strategic Lawsuit Against Public Participation ou SLAPP. Le préambule de ladite section du CPC se lit ainsi
La présente section a été insérée par l'article 2 du chapitre 12 des lois de 2009 (Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l'utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation des citoyens aux débats publics). Le préambule de cette loi se lit ainsi
CONSIDÉRANT l'importance de favoriser le respect de la liberté d'expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne;
CONSIDÉRANT l'importance de prévenir l'utilisation abusive des tribunaux, notamment pour empêcher qu'ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics;
CONSIDÉRANT l'importance de favoriser l'accès à la justice pour tous les citoyens et de veiller à favoriser un meilleur équilibre dans les forces économiques des parties à une action en justice;». 


Trop tard

Dans la requête d'ITCL, qu'a plaidé Me Suzanne Côté, il est fait état du concept de prescription, qui existe tant dans le Code civil du Québec que dans la tradition juridique du common law.

Grosso modo, selon la lecture qu'ITCL fait du Code civil, lorsque les cabinets juridiques Lauzon Bélanger Lespérance et De Grandpré Chait ont déposé le 18 novembre 1998 leur demande d'autorisation d'un recours collectif contre les trois cigarettiers au nom des personnes victimes d'une des quatre maladies nommées (cancer du poumon, emphysème, cancer du larynx, cancer de la gorge), il n'aurait pas fallu que cela couvre les personnes qui ont reçu leur diagnostic avant le 18 novembre 1995, soit trois ans plus tôt. Pour ces personnes atteintes de ces maladies, c'était trop tard, elles n'avaient qu'à présenter leurs réclamations plus tôt.

Il faut croire qu'il n'est pas trop tard, presque 15 ans après le début des procédures, pour servir un tel argument limitatif.

Quant aux personnes qui attribuent aux pratiques de l'industrie cigarettière leur dépendance à la nicotine, elles auraient perdu leur droit de réclamer une compensation si elles ne l'ont pas fait avant le 30 septembre 1994, soit quatre ans avant que les cabinets juridiques Trudel & Johnston et Kugler Kandestin demandent une autorisation de recours collectif pour ces personnes. Autant dire que ce recours était caduc avant de commencer.

Et pourquoi ? Parce qu'a partir de 1993, il y a eu sur les paquets de cigarettes des mises en garde de Santé Canada contre le risque de dépendance.

Me Côté a aussi fait valoir, transcription judiciaire à l'appui, que Mme Cécilia Létourneau, qui est la représentante du collectif des personnes dépendantes, a explicitement annoncé en 1997, après son passage en Cour du Québec au palais de justice de Rimouski, son intention de ne plus poursuivre l'industrie. La dame ne serait donc plus habilitée à représenter les fumeurs accrochés à la nicotine.

Et le recours collectif serait invalidé du même coup, a demandé, en substance, le juge Riordan ? L'avocate a répondu par l'affirmative.


La faute des fumeurs

En appui de la requête de RBH, qui recoupe en partie celle d'ITCL, l'avocat Simon Potter a martelé de différentes façons que la preuve de méfaits dus à la consommation des produits des compagnies intimées était insuffisante, notamment parce que les demandeurs n'ont produit aucun témoignage de victimes, ce que la défense sera obligée de faire, alors que cela ne devrait pas être sa tâche.

Me Potter a mentionné le cas de M. Jean-Yves Blais, le fumeur décédé du cancer du poumon en 2012 dont le nom figure dans le nom officiel de la cause des personnes dont la maladie est attribuée au tabagisme. L'avocat de RBH a fait valoir que le silence des avocats du recours collectif ne permettait même pas de savoir si M. Blais, quand il a commencé à fumer en 1954, l'avait fait avec des cigarettes roulées à la main (ou avec des cigarettes prêtes-à-fumer) et si c'était le résultat des pratiques de l'industrie.

Me Potter a plus ou moins décrit M. Blais comme la victime de sa propre faiblesse, puisqu'il n'a pas tenu compte des mises en garde apposées sur les paquets par l'industrie à partir de 1972, qu'il n'a pas suivi le conseil d'arrêter de fumer reçu de son médecin en 1987, qu'il en est venu à consommer deux paquets par jour, tout cela en une époque où des gens arrêtaient de fumer.

L'avocat considère que la poursuite contre son client et l'industrie est fondée sur l'idée que les fumeurs sont incapables d'exercer leur liberté (de fumer ou de ne pas fumer).

Me Potter a semblé vouloir ridiculiser les allégations à l'appui de l'autre recours collectif qui parle de la perte d'estime de soi qui affecte les personnes dépendantes à la nicotine conscientes de l'être. L'avocat a fait valoir que si ces personnes peuvent réclamer collectivement une réparation, les mangeurs de chocolat et les buveurs de café doivent aussi avoir ce droit. Et de même pour les personnes qui tentent de perdre du poids.

Encore plus qu'à l'idée d'un dédommagement compensatoire pour les victimes, - celles qui passeraient à travers un examen détaillé de leur biographie et de leurs erreurs de jeunesse -,  l'avocat de RBH s'oppose à l'idée d'un dommage punitif, c'est-à-dire à une sorte d'amende, qui serait imposé aux cigarettiers (et versé dans un fonds de lutte contre le tabagisme et non aux victimes). Me Potter laisse entendre que les gouvernements n'ont pas cessé de vouloir que du tabac soit vendu.

(Ce matin, avant que la partie demanderesse prenne la parole, Me Suzanne Côté, en réponse à une question du juge lundi, est brièvement venu apporter de l'eau au moulin de cette thèse en signalant que la la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac de juin 2009 et la requête introductive d'instance de la poursuite lancée contre l'industrie par le gouvernement du Québec en juin 2012 ne contenaient aucune disposition pénale.)


Peut-être pas de rapport avec les pratiques de l'industrie

La requête de JTI-Mac n'y va pas de main morte. La compagnie voudrait que le jugement Jasmin lui-même, le jugement qui a autorisé en février 2005 les recours collectifs et un procès, soit annulé.

Parlant le troisième et pour le compte de JTI-Mac, Me Guy Pratte a notamment insisté sur l'absence de lien certain entre les agissements des compagnies et les dommages subis par les plaignants. L'avocat a notamment invoqué la faiblesse de la preuve épidémiologique introduite lors du procès actuel.

Me Pratte suggère au juge Riordan que les recours collectifs soient suspendus et remplacés par des recours individuels. Une telle « solution » a déjà été adoptée en Floride. (voir à ce sujet le blogue du professeur de droit Byron Stier).

*

Le débat se poursuit aujourd'hui avec le point de vue de la partie demanderesse, dont les avocats ont écouté avec le plus grand sérieux les arguments des défendeurs de l'industrie.

Imperial a aussi deux autres requêtes spéciales à plaider, dont une concernant la politique de retention (destruction) de documents d'ITCL souvent discutée dans le présent procès.