mardi 5 mars 2013

119e jour - 4 mars - La science évasive de monsieur Bilimoria


Après une semaine de pause au procès, la première séance de mars fut dédiée au témoignage de Minoo H. Bilimoria, Ph.D, microbiologiste d'Imperial Tobacco désormais à la retraite.

Âgé de 82 ans, monsieur Bilimoria sera le plus vieux témoin à comparaître à Montréal durant le procès. (Le témoignage de M. Peter Gage, de dix ans son aîné, s'est déroulé via téléconférence.)

La posture debout que monsieur Bilimoria a tenue tout au long de la journée ne laissait transparaître rien de frêle, alors qu'il avait été invité à s'asseoir s'il le souhaitait. Aucun signe de fragilité mentale non plus, comme l'a démontré son aisance à naviguer sans difficulté apparente d'une question à l'autre, malgré une syntaxe et ou une prononciation parfois difficiles.

Lorsque monsieur Bilimoria donnait des réponses qui semblaient n'avoir rien à voir avec la question posée - comme ce fut souvent le cas - cela paraissait plutôt refléter une certaine dextérité à contourner délibérément un problème plutôt qu'une incapacité à le comprendre.

On eut affaire à plusieurs épisodes de contorsion de ce genre aujourd'hui, avec une agilité et une éloquence posée qui firent paraître certaines réponses comme étrangement préparées à l'avance. « Je n'ai pas l'expertise », « Ce n'est pas mon champ d'étude. » « Vous demandez cela à la mauvaise personne. » « Je n'ai aucune information à ce sujet. » « Je n'étais qu'un scientifique qui faisait le travail. Je n'étais pas des décisions de gestion. »

La double vie de monsieur Bilimoria

Minoo H. Bilimoria s'est joint à Imperial Tobacco en 1969 et a été rémunéré par l'entreprise durant le quart de siècle suivant. Or, durant la majeure partie de cette période (de 1975 à 1991), il ne se trouvait pas dans les laboratoires d'Imperial Tobacco à Saint-Henri, mais au département de pathologie de l'Université McGill. C'est là qu'il a « aidé » les chercheurs qui avaient reçu des subventions du Conseil canadien des fabricants des produits du tabac, James Hogg et Donald Ecobichon.

Les observateurs et les collègues peuvent être pardonnés de ne pas avoir compris que le travail de monsieur Bilimoria à l'Université McGill n'était pas de la recherche scientifique indépendante, faisant plutôt partie d'une stratégie de l'industrie. Ce lien avec l'industrie n'avait pas été divulgué, et Bilimoria a publié ses conclusions scientifiques comme s'il n'était qu'un scientifique invité ordinaire, et non pas un employé de l'industrie du tabac.
Interrogé par maître Trudel à cet effet aujourd'hui, monsieur Bilimoria s'en est dégagé de toute responsabilité.

« Quand vous avez publié à McGill, aviez-vous mentionné que vous étiez employé par Imperial? »
« La publication était rédigée par le professeur - s'il avait envie d'écrire McGill, il écrivait McGill, s'il avait envie d'écrire Imperial Tobacco, il écrivait Imperial Tobacco. Pour moi, cela n'avait aucune importance. »
« Vous ne trouviez pas important le fait que vous travailliez alors pour Imperial Tobacco? »
« Je n'y avais même pas pensé. »

Même lorsque Bilimoria était l'auteur principal (exemples 1, 2, 3) d'une recherche, il ne divulguait pas son appartenance à l'industrie.

Le test d'Ames

Tout au long de sa carrière chez Imperial Tobacco, le travail de monsieur Bilimoria consistait à « examiner les effets du tabac sur les cellules et les systèmes cellulaires. » Il a expliqué que cela impliquait de la recherche sur les effets cancérigènes, tumorigènes ou mutagènes de la fumée de cigarette sur les cellules de microbes ou de petits mammifères (non humains).

Le test d'Ames a été développé environ à l'époque où Bilimoria s'est associé à l'Université McGill, et ce test allait devenir le pilier de ses recherches dans les décennies subséquentes. Beaucoup d'autres scientifiques - y compris des collègues de l'industrie du tabac – étaient sceptiques de la valeur du test d'Ames pour comparer des types de tabac. Le scientifique en chef de Philip Morris, dans une note franche rédigée pour son collègue canadien, affirmait que cette recherche ne valait rien.

Monsieur Bilimoria a toujours une bonne opinion de ces tests. La peinture sur peau de souris, a-t-il expliqué aujourd'hui, « est un test très compliqué, un test très coûteux, un test de très longue durée » pour lequel Imperial Tobacco ne disposait pas d'installations. Par ailleurs, il a dit « pourquoi devrais-je faire un test de deux ans si je pouvais en faire un autre en deux jours? »

Un des derniers documents présentés à Bilimoria aujourd'hui était un résumé de recherche trouvé au dépôt documentaire de BAT à Guildford, en Angleterre, par l'avocat rattaché au gouvernement fédéral qui était autrefois une présence familière dans cette salle d'audience, M. Maurice Regnier. (pièce 1436)

Peu importe ce qu'il avait pu dire plus tôt dans la journée, monsieur Bilimoria a reconnu qu'il avait rédigé le contenu de ce rapport, qui documente que Imperial Tobacco avait mesuré si:

  • Certains additifs produiraient de la fumée plus - ou moins - mutagène. (L'ajout de phosphate de diammonium augmente la mutagénicité des feuilles de tabac, alors que des arômes de fruits tropicaux ne semblaient pas occasionner trop de différence.)
  • La fumée secondaire était plus ou moins mutagène que la fumée principale
  • Ses marques étaient plus ou moins mutagènes que celles d'autres compagnies
  • Changer la circonférence des cigarettes ou la longueur de leur mégot affectait la capacité de la fumée à endommager les cellules.

Pièce 58-27

On montra alors à Bilimoria le rapport d'une réunion à laquelle il a assisté en 1981 et durant laquelle les scientifiques de BAT de plusieurs pays ont décidé que la fumée de cigarette devrait être testée en fonction de certaines des maladies qui font l'objet du présent procès. « Des efforts seront déployés pour développer des tests à court terme en lien avec l'athérosclérose, la bronchite et l'emphysème », d'indiquer ces notes de réunion.

« Savez-vous si les produits du tabac fabriqués par Imperial Tobacco ont déjà été testés pour ces maladies? » demanda Philippe Trudel.
« Je ne sais pas », répondit monsieur Bilimoria.

« Ces tests ont-ils été développés ? »
« Non »

« Savez-vous pourquoi ils ne l'ont jamais été? »
« Non »

Peu avant 16 heures, maître Trudel posa sa dernière question au témoin. Le contre-interrogatoire, qui ne devrait durer que quelques heures, est prévu pour mardi matin.


Texte original: Cynthia Callard