mardi 12 février 2013

111e jour - 11 février - Un deuxième expert médical témoigne, le Dr Louis Guertin

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

Faire rendre gorge, prendre à la gorge, rire à gorge déployée, porter un soutien-gorge,  avoir un chat dans la gorge, s'aventurer dans un coupe-gorge, etc : le mot gorge a évolué au fil de l'histoire de la langue française et continue de désigner un endroit du corps dont la délimitation manque de précision.

Les médecins, qu'ils soient omnipraticiens ou spécialistes, sont habitués de s'entendre décrire les maux de leurs patients avec des mots souvent bien approximatifs, alors qu'eux ont des vocables pour les moindres détails de notre anatomie. Pour savoir de quoi il est question exactement quand nous parlons, par exemple, d'une douleur à notre gorge, ces médecins questionnent, regardent, auscultent, tâtent, radiographient, prélèvent des tissus, font ce qu'il y a à faire pour préciser le diagnostic et le traitement éventuel.

Louis Guertin
Le Dr Louis Guertin est un spécialiste des maux des oreilles, du nez ou de la gorge, autrement dit un oto-rhino-laryngologiste (ORL), et un spécialiste de la chirurgie oncologique cervico-faciale, c'est-à-dire qu'il sait enlever des tumeurs ou des excroissances dans des endroits parfois exigus et difficiles d'accès. Les seules parties de la tête et du cou où ce chirurgien n'a pas à intervenir sont les yeux, espace de l'ophtalmologue, et le cerveau, domaine du neuro-chirurgien.

Au cours des deux dernières décennies, à la clinique d'oto-rhino-laryngologie de l'hôpital Notre-Dame de Montréal, un hôpital affilié à l'Université de Montréal, le médecin et professeur de chirurgie de 50 ans n'a pas manqué d'observer la très forte proportion (80 à 90 %) de fumeurs chez ses patients atteints de tumeurs au larynx et au pharynx. (Le larynx est au sommet du conduit d'air vers les poumons, et le pharynx est au-dessus et un peu à l'arrière, au carrefour des voies aériennes et digestive.)

Ce schéma pour internautes n'a hélas pas été vu au tribunal.
Larynx ? Pharynx?  Et la gorge là-dedans? L'actuelle action en justice contre les cigarettiers canadiens a été intentée entre autres pour obtenir l'indemnisation de personnes qui sont victimes d'un cancer de la gorge et l'attribue à leur tabagisme. Or, comme le tribunal l'a appris lundi, il n'y a pas d'unanimité dans le monde médical sur ce qu'est la gorge. La larynx, comme les poumons, c'est clair. La gorge, non.


Le cancer du larynx et des VADS

Dans son rapport d'expertise, le Dr Guertin s'est attardé à parler de l'incidence du carcinome épidermoïde (CA) des voies aéro-digestives supérieures (VADS) et du larynx, à ses symptômes, à son traitement, aux dommages et inconvénients découlant de la maladie, ainsi qu'à l'association entre le tabagisme et cette maladie, sans oublier de considérer les autres facteurs de risque que le tabagisme.

Le Dr Guertin inclut dans les VADS l'hypopharynx, l'oropharynx et la cavité buccale, mais il exclut le nasopharynx, par où il ne passe normalement pas d'aliments et de boissons. De même, il ne considère pas les glandes salivaires ou la glande thyroïde, qu'on pourrait aussi situer aux environs de « la gorge », mais dont les cancers n'ont pas été associés au tabagisme par qui que ce soit.

Lundi, après un premier interrogatoire et un premier contre-interrogatoire, l'ORL clinicien et chirurgien Louis Guertin a été reconnu comme expert à ce titre par le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec. (curriculum vitae mis à jour du Dr Guertin, pièce 1387.1)

Le rapport d'expertise du Dr Guertin, qui date d'octobre 2006, a été accepté sans retranchements (« sans charcutage », a dit le juge avec un sourire ironique), et le procureur des recours collectifs Michel Bélanger a aussitôt fait verser cette expertise écrite au dossier de la preuve en demande. (pièce 1387)

L'interrogatoire principal mené par Me Michel Bélanger a notamment visé à offrir à l'expert une occasion de répondre aux critiques contenues dans le rapport de contre-expertise du Dr Dale Rice, un ORL que les cigarettiers ont trouvé à l'Université de Californie du Sud (USC) à Los Angeles. (contre-expertise Rice)

Le clinicien québécois a saisi cette occasion pour parler notamment de son équipe et de l'équipement à l'hôpital Notre-Dame qui sont, selon lui, à la fine pointe du progrès, ainsi que du sort malgré tout pénible des victimes du cancer du larynx et des VADS.

Le Dr Guertin a raconté avoir eu des patients menacés d'une mort à très brève échéance et qui refusaient une chirurgie ou une chimiothérapie plutôt que de survivre en étant en partie défigurés, ou rendus aphones ou incapables d'avaler sans douleur. Ces séquelles ne se produisent pas toujours, mais les traitements en eux-mêmes sont souvent pénibles. Le Dr Guertin les a décrit éloquemment, les a fait presque sentir, et a offert une visite de la clinique aux juristes et au juge, qui n'a pas eu l'air de goûter cette proposition. Si cette invitation était un faux pas, ce fut apparemment le seul de la journée.


Contre-interrogatoire et cancer de « la gorge »

Me Jean-François Lehoux a accompli pour l'ensemble des trois cigarettiers la tâche de contre-interroger le témoin-expert du jour, avant puis de nouveau après sa qualification.

Plusieurs questions de Me Lehoux étaient sur le modèle de celles qu'il a posées la semaine dernière au pneumologue Alain Desjardins puis au chimiste André Castonguay, mais il y en avait moins.

Comme au Dr Desjardins, Me Lehoux a notamment demandé au Dr Guertin s'il avait coutume de mettre ses patients fumeurs en garde contre le tabac, et la réponse a été affirmative. Durant les traitements, les patients arrêtent de fumer, mais certains drogués de la nicotine se remettent à fumer au bout d'un an, et le médecin en a déjà vu un fumer à partir de sa trachéotomie (un trou fait dans le larynx pour redonner un meilleur débit aérien à des victimes de tumeurs à cet endroit).

Comme au professeur Castonguay, Me Lehoux a notamment demandé au Dr Guertin s'il avait adhéré à la « religion antitabac ». André Castonguay avait dit que oui, avec candeur. Louis Guertin a dit « pas encore », avec un sourire dans la voix. Mais le médecin a aussi déclaré, et avec gravité, qu'il est difficile pour un ORL de ne pas être contre l'usage du tabac. L'oto-rhino-laryngologiste montréalais s'est demandé sur quelle planète vivait son homologue Rice de Los Angeles.

Comme lorsqu'il interrogeait les experts Desjardins et Castonguay, Me Lehoux a obtenu de l'expert Guertin qu'il dise qu'il n'est pas épidémiologue. Cette fois ci, le juriste s'est cependant fait dire par le témoin que l'utilisation des études épidémiologiques est le pain quotidien des cliniciens, et que la formation des médecins fait de nos jours une place importante à l'épidémiologie.

Deux jours avaient été prévus pour la comparution de l'expert au tribunal et le juge Riordan lui a finalement donné son congé et l'a remercié, dès le début de l'après-midi le premier jour.

On peut se demander à quel point la comparution de Louis Guertin aurait été courte s'il n'y avait pas eu cette pomme de discorde qu'est le « cancer de la gorge ».

Me Lehoux a fait reconnaître au Dr Guertin que sa définition de la gorge différait de celle que le National Cancer Institute (NCI) des États-Unis sert aux patients, laquelle définition inclut le nasopharynx mais n'inclut pas la cavité buccale. Le Dr Guertin a fait remarquer à l'avocat que la définition du contre-expert de la défense, le médecin californien Dale Rice, différait elle aussi de celle du NCI que Me Lehoux a découverte.

L'exclusion de la cavité buccale des sites anatomiques couverts par une indemnisation éventuelle des « cancers de la gorge » laisserait encore environ les trois quarts des CA des VADS observés.

Il a également été question de l'abus de consommation de boissons alcoolisées comme facteur de risque relatif au CA des VADS. Il vient loin derrière le tabagisme, pris isolément (pièce 1388), et concerne un nombre beaucoup moins grand de patients, à l'hôpital Notre-Dame comme ailleurs. L'abus d'alcool et le tabagisme combinés maximisent cependant les chances d'être atteint d'un CA des VADS.


Couvrez cette gorge que je ne saurais voir (reprise)

L'un des jugement de l'honorable Brian Riordan qui avait été contesté devant la Cour d'appel du Québec et finalement endossé en décembre par cette dernière est l'objet d'une demande par Imperial Tobacco Canada d'une autorisation d'interjeter appel devant la Cour suprême du Canada. C'est une première dans ce procès.

Dans le jugement à nouveau contesté, Brian Riordan refusait d'être la seule personne au monde à ne pas pouvoir lire un rapport préliminaire d'expertise de l'historien David Flaherty aux compagnies de tabac qui est accessible sur le site de la bibliothèque Legacy.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
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