jeudi 6 septembre 2012

53e jour - 5 septembre - L'oncle Peter au bout du fil

Mercredi après-midi, le juge Brian Riordan a pu souhaiter la bienvenue à un témoin qui se trouvait à Victoria sur l'île de Vancouver, à 4700 kilomètres de la salle d'audiences 17.09 du palais de justice de Montréal.  Le juge et les avocats ont ensuite pu entendre et voir en direct le témoignage de Peter Gage, tout comme le public, toujours aussi clairsemé, de la salle. Si Alexander Graham Bell entendait ces dialogues et voyait cette comparution judiciaire sur des écrans plats à cristaux liquides, il serait un peu jaloux.

Même s'ils sont loin d'avoir terminé leur preuve devant la Cour supérieure du Québec et que la preuve en défense commence seulement en mars prochain, les procureurs des recours collectifs contre les trois cigarettiers ont accepté que M. Gage soit appelé dès maintenant et de cette façon à la barre par les défenseurs de JTI-Macdonald, compte tenu des 92 ans du témoin et de sa santé fragile. 

Me Doug Mitchell à Victoria, assisté par Me Catherine McKenzie à Montréal, a fait verser quelques documents au dossier de la preuve en défense. M. Gage a répondu aux questions ouvertes de l'avocat par de savoureuses évocations de l'état et de l'évolution de Macdonald Tobacco Inc, entre 1956 et 1972.

(L'entreprise, fondée en 1858 à Montréal par William Christopher Macdonald, a maintenant son siège social à Toronto, et est aujourd'hui une filiale à 100 % de Japan Tobacco Inc de Tokyo, à travers Japan Tobacco International de Genève.)

Les avocats Bruce Johnston, André Lespérance, Maurice Régnier et Craig Lockwood sont présents auprès du témoin pour des contre-interrogatoires aujourd'hui et demain (vendredi). Jusqu'à présent, il y a eu davantage d'interruptions en provenance de Montréal, au tout début de l'interrogatoire, pour faire ajuster le son, que de réticences exprimées quant à son déroulement tout en souplesse.

Le bon vieux temps de Walter

Calendrier publicitaire, 1945
Peter Gage arrivait d'une usine de cigarettes « moderne » en Angleterre quand il est entré en 1956 chez Macdonald Tobacco, où les équipements de fabrication lui parurent avoir un demi-siècle de retard. La compagnie était possédée et dirigée par Walter Stewart. La fabrique montréalaise pouvait produire 35 millions de cigarettes par jour.

M. Gage a tracé le portrait d'une compagnie où le patron et sa femme ouvraient eux-mêmes le courrier, où même les cadres n'avaient pas accès à une ligne téléphonique, où les suggestions de changement étaient mal accueillies, et où l'entreprise fournissait environ 40 % du volume des cigarettes vendues au Canada, presque sans publicité, et sans département de marketing.  La recherche et le développement, connais pas.

Durant la décennie qui a suivi son arrivée à Montréal, M. Gage a vu se réduire la part de Macdonald sur le marché canadien, alors en pleine expansion.  (La prévalence du tabagisme était à la hausse.)

À la mort en 1968 de celui que le témoin Peter Gage a qualifié, avec une nuance d'admiration dans le ton, d'« autocrate » et de « despote », son fils David Macdonald Stewart lui a succédé.

En 1974 (ou en 1973 selon un texte en ligne de la Fondation Macdonald Stewart), l'héritier a cédé la propriété et le contrôle de son entreprise à la compagnie R. J. Reynolds, le numéro 2 du tabac aux États-Unis, qui a revendu en 1999 ses actifs canadiens à des intérêts japonais.

Peter Gage était passé en 1972 chez Imperial Tobacco à Montréal  pour y devenir vice-président aux opérations. La chatouilleuse division du travail et le style de management compétent qui y régnaient lui ont semblé porté l'empreinte de la multinationale British American Tobacco de Londres. Le témoin a ensuite oeuvré comme acheteur de feuilles de tabac auprès des cultivateurs ontariens, puis a terminé sa carrière dans la promotion des exportations canadiennes de produits du tabac.

Ce qui a décidé David Stewart à vendre

En 1969, le gouvernement fédéral canadien a fait publier dans les journaux la teneur en goudron de différentes marques de cigarettes.  En retard sur la concurrence, Macdonald n'avait même pas de chimiste à son emploi, a signalé Peter Gage. Le témoin a raconté que l'initiative d'Ottawa, qui faisait apparaître les marques de Macdonald sous un jour défavorable, a pris au dépourvu le patron, qui a considéré l'événement comme « le Pearl Harbor de l'industrie » (En décembre 1941, l'aéronavale japonaise avait attaqué sans déclaration de guerre et détruit une grosse partie de la flotte américaine basée à Hawaï.) 

Cette année-là, Peter Gage a accompagné David M. Stewart au bureau du ministre fédéral de la Santé John Munro, afin de lui demander de traiter sa compagnie différemment des autres compagnies, étant donné que l'entreprise était contrôlée par des intérêts canadiens, et vu l'importance de ses donations au Collège Macdonald de Ste-Anne-de-Bellevue (où sont formés des agronomes), à l'Université McGill et à l'hôpital Royal Victoria au pied du mont Royal.  Peter Gage connaissait d'autant mieux la profusion de ses dons qu'il était souvent celui qui remet le chèque à l'institution.

En cette époque où l'astronaute Neil Armstrong faisait les premiers pas humains sur la Lune, le sentiment qui existait alors chez Macdonald, explique Peter Gage, c'est que si on peut mettre un homme sur la Lune, on devrait pouvoir trouver un antidote aux « problèmes de santé des cigarettes » (health problems of cigarettes).

Peter Gage a témoigné qu'à un moment donné à l'époque, David Stewart était prêt à verser 10 millions $ afin de financer la recherche pour prévenir le cancer dû au tabagisme, et il a rencontré des chercheurs pour en discuter.  Ceux-ci ne lui ont pas caché que la meilleure façon de s'attaquer au problème était de faire arrêter les gens de fumer. « Cela a eu une grosse influence sur David Stewart. Ce fut le moment où il a songé pour la première fois à vendre l'entreprise.» (traduction de l'auteur du blogue)