mercredi 29 août 2012

49e jour - 28 août - Le dossier continue de s'étoffer, malgré l'immobilisme du témoin

Le procureur des recours collectifs Bruce W. Johnston a poursuivi durant toute la journée de mardi l'interrogatoire d'Ed Ricard, un ancien cadre d'Imperial Tobacco Canada qui a travaillé au département du marketing de 1982 jusque dans les années 2000, avant d'aboutir responsable du programme de « réduction des méfaits », entre 2006 et 2010, et de prendre sa retraite en février 2011, à 50 ans.

Sans retrancher quoi que ce soit à son témoignage lors de ses comparutions de mai 2012 et d'interrogatoires préliminaires en décembre 2008, M. Ricard n'est pas parvenu à dissiper les apparentes contradictions entre ses vues et celles notamment de l'actuelle grande patronne de la compagnie, Marie Polet, d'un ancien chercheur chez Imperial, Andrew Porter, et du grand manitou des relations publiques de la compagnie de 1972 à 2002, Michel Descôteaux, trois témoins du printemps dernier.

En juin, Marie Polet, avait avancé que les laboratoires de Montréal avaient été démantelés, quelque part entre 2002 et 2004, en tous cas longtemps avant son arrivée à la tête de la compagnie le 1er octobre 2011.

Ed Ricard a continué hier de prétendre qu'il s'était occupé d'un programme de réduction des méfaits par l'amélioration des produits, avec notamment cinq scientifiques. Sa mémoire lui a permis de n'en nommer que deux, et il s'est avoué incapable d'indiquer quelles étaient leur formation ou domaine d'expertise.

Le 29 mai dernier, le chimiste Andrew Porter, qui a travaillé au laboratoire d'Imperial jusqu'en 2005, s'était montré étonné que Ricard, qu'il percevait avec une certaine hauteur comme un homme du marketing, dirige un programme de réduction des méfaits.  « J'ai toujours pensé que j'étais ...le programme de réduction des méfaits.» avait déclaré Porter.

Dans une lettre à un député à l'Assemblée nationale, expédiée en octobre 1998, Michel Descôteaux expliquait qu'Imperial avait ciblé la clientèle des jeunes de 16 à 19 ans, mais seulement à l'époque où  la loi stipulait que le client devait avoir au moins 16 ans. M. Ricard a précisé, avec pour une rarissime fois une nuance d'agacement dans son ton d'ordinaire si neutre, que M. Descôteaux « n'avait jamais travaillé dans le marketing et n'avait rien eu à faire en rapport avec les marchés-cibles » (traduction de l'auteur du blogue).

Ed Ricard a maintenu que durant son (long) passage chez Imperial, cette compagnie n'a jamais ciblé comme clients que des personnes de 18 ans et plus.

Me Johnston a jeté sous les yeux du témoin  une planification de placements publicitaires de 1981 (Remarquez bien la date.) où il est notamment question du « groupe-cible » des 12 à 17 ans.  Le spécialiste du marketing Ricard a trouvé le moyen de suggérer qu'Imperial se servait des données du Print Measurement Bureau pour éviter d'acheter des annonces dans des imprimés dont plus de 15 % du lectorat pouvait être mineur.

(Curieusement, cette règle du 15 %, abrogée en 2009, découle de l'article 22, paragraphe (2) b) de la législation fédérale ...de 1997.  Avant la Loi sur le tabac de 1997,  la Loi réglementant les produits du tabac interdisait pratiquement toute publicité des produits du tabac et sa constitutionnalité fut d'ailleurs pour cette raison contestée en justice par l'industrie.  Avec succès.  Mais même la Loi réglementant les produits du tabac ne fut adoptée par le Parlement fédéral canadien qu'en 1988.)

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L'article 9, paragraphe 3, de la loi de 1988 (entrée en vigueur en janvier 1989) stipulait que l'obligation d'apposer sur les paquets de cigarettes des mises en garde sanitaires ne limite pas les devoirs de l'industrie:  « Le présent article n'a pas pour effet de libérer le négociant de toute obligation qu'il aurait aux termes d'une loi fédérale ou provinciale ou en common law, d'avertir les acheteurs de produits du tabac des effets de ceux-ci sur la santé.»

Devant ce texte de loi, et soumis à l'intense interrogatoire de Me Philippe Trudel le printemps dernier, l'ancien grand patron d'Imperial Jean-Louis Mercier avait fini par reconnaître que rien n'empêchait sa compagnie durant cette période de prévenir les consommateurs des risques sanitaires de ses produits.

Sur le même sujet, Ed Ricard a affirmé hier que d'autres sections de la loi, selon l'interprétation de la compagnie en son temps, limitaient ce qui pouvait apparaître sur les emballages de cigarettes.  Le procureur des recours collectifs n'a pas cru utile de faire chercher à l'expert de marketing quelles sections de la loi pouvaient avoir eu un tel effet.

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L'interrogatoire de M. Ricard a aussi permis aux avocats des recours collectifs de faire enregistrer enfin comme pièces au dossier de la preuve cinq des huit documents (292-82292-88292-88A et 520) qu'Imperial Tobacco prétendait confidentiels jusqu'à ce que le juge Allan Hilton de la Cour d'appel du Québec confirme en août l'opinion contraire du juge Brian Riordan.  Ces documents montrent la profondeur et le raffinement des analyses de marché dont Imperial était capable.

L'un des cinq documents (pièce 292-87) est une planification d'étude de marché que la compagnie allait faire faire par la firme Creative Research dans le cadre d'un projet conjoint avec la brasserie Labatt.  Il est notamment question des habitudes de vie des jeunes de 15 à 24 ans, et même de celle des enfants de 13 ans.

De la part d'un autre témoin, la Cour avait déjà entendu que même Santé Canada étudie les habitudes des adolescents mineurs, sans encourir le moindre froncement de sourcils.  Cette fois-ci, le témoin a paru vouloir faire passer sur le dos de Labatt la curiosité des deux compagnies. Il est cependant intéressant de noter, comme le faisait Cynthia Callard dans son blogue, que l'ancien vice-président du marketing d'Imperial travaillait alors chez Labatt à l'époque.  Montréal est un bien petit village.

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Un panel de trois juges de la Cour d'appel du Québec entendra le 28 septembre prochain une requête en cassation d'une décision du juge Riordan autorisant les procureurs des recours collectifs à poser des questions à certains témoins concernant la participation des compagnies intimées à la contrebande au début des années 1990.

Ed Ricard ne savait pas qu'Imperial Tobacco avait, à l'été 2008, plaidé coupable sur une accusation d'avoir alimenté les ventes illégales de cigarettes au Canada.

Avant d'être (assez vite) interrompu, l'échange touchant le sujet de la contrebande a permis au spécialiste du marketing de dire que le prix des cigarettes n'influençait pas la consommation des jeunes. Ce n'est pas la première fois qu'un ancien cadre du tabac mentionne cela, même si l'industrie se plaint facilement que la taxation engendre de la contrebande.

L'interrogatoire d'Ed Ricard se termine ce matin (mercredi matin).

Dans l'après-midi, la bibliothécaire Rita Ayoun comparaîtra.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

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