vendredi 31 août 2012

51e jour - jeudi 30 août - Chef cuisinier ou simple marmiton ?

Le fait de faire comparaître au tribunal surtout des membres de la haute direction des entreprises, et le fait que la production de cigarettes est très automatisée, peuvent nous faire perdre de vue que ces dernières sortent d'usines, avec des gens dedans.

Employés devant un convoyeur dans une
usine de cigarettes en Grande-Bretagne
Dans l'action en responsabilité civile intentée contre le trio des cigarettiers canadiens, le témoin de jeudi, Pierre-Francis Leblond, est le premier depuis Jean-Louis Mercier en avril à donner l'impression de s'être souvent aventuré dans les « cuisines du diable », c'est-à-dire là où des machines et des ouvriers, jour après jour, après diverses opérations de traitement du filtre, du papier et du mélange, surveillent et ajustent en finesse l'assemblage de ces composantes, puis l'insertion des petits tubes dans des emballages étudiés et séduisants.

M. Leblond a pris en 2002 sa retraite d'Imperial Tobacco Canada, au service de qui il était entré en 1973. Il est sorti en 1968 d'études en génie chimique à l'université McGill, mais le procureur Philippe H. Trudel n'a pas pu l'interroger sur le pH de la fumée, car l'ingénieur ne sait pas (ou a oublié) ce qu'est le pH.

Jeudi,  le témoin Leblond n'a pas été long à déclarer ne pas connaître la teneur en nicotine des mélanges qu'ITCL mettait dans ses différentes marques de cigarettes, du temps où il y travaillait, le plus souvent dans la mise au point de nouveaux produits. Par contre, il a expliqué quelles parties du plant de tabac contient le plus de nicotine, et élaboré sur l'usage et le sort des feuilles et des tiges.

Le souriant bonhomme moustachu semble connaître par coeur l'emplacement des usines canadiennes et les années où elles opéraient, ainsi que les marques de produits dont il s'est occupé, et il fut longtemps l'un des rares lecteurs du cahier des recettes dont chaque compagnie de tabac garde jalousement le secret.

Une bonne partie des documents examinés lors de l'interrogatoire de jeudi apparaissaient d'ailleurs sur les écrans de la salle d'audience 17.09 avec de larges plages caviardés, pour priver la concurrence de précieux renseignements que quelqu'un d'autre que le juge, le témoin et les avocats directement concernés pourrait voir, comprendre et rapporter.

Pierre-Francis Leblond a avoué avec un sourire triste, et en ne finissant plus d'offrir ses excuses, ne pas connaître la différence entre du tabac de Virginie et du Burley, à part que cela « ne goûte pas » la même chose. Encore ne s'agit-il que d'une connaissance purement objective, puisque l'ancien employé d'Imperial a déclaré de lui-même qu'il n'avait jamais fumé, avec une fois de plus un air un peu gêné.

Ayant surtout appartenu au département de la recherche et du développement, plutôt qu'à celui du marketing, M. Leblond n'a jamais fait fumer que des machines à fumer.

Le témoin Leblond a volontiers donné des explications sur les procédés de fabrication des cigarettes. Le tribunal a ainsi pu comprendre que plusieurs marques contiennent  du tabac expansé par un trempage dans du gaz carbonique liquéfié (dry ice expanded tobacco) ou du tabac reconstitué (recon). Ce dernier est fabriqué notamment à partir des poussières et des brins de tabac qui se dispersent dans les entrepôts et les usines au fil de la production et qu'on récupère.

Lorsque le procureur des recours collectifs a voulu faire parler à l'ingénieur Leblond des additifs, ce dernier est devenu singulièrement confus.  Un moment donné, notre bonhomme a mentionné qu'il y avait du propylène glycol dans les antigels, comme s'il parlait plutôt du di-éthylène glycol. On a aussi compris que l'industrie ajoute au papier du citrate de quelque chose pour accélérer la combustion de la cigarette, mais l'ajout de phosphates demeure un humiliant mystère, et le phosphate d'ammomium quelque chose d'encore plus inconnu, mais là sans gêne.

À plusieurs questions de Me Trudel qui auraient permis de faire des liens logiques avec l'amont ou l'aval des tâches de M. Leblond, le bonhomme a répondu que « ce n'était pas ma préoccupation », ou a répondu, -par une formule qui pourrait témoigner d'une intériorisation moins réussie des lois de la survie dans l'industrie du tabac,- que « ce n'était pas mes affaires ». (traduction de l'auteur du blogue)

Le témoin s'est tout de même avéré suffisamment intéressant pour mériter une « invitation » à revenir comparaître devant le tribunal le 1er novembre, une perspective que M. Leblond semble avoir accueilli avec plaisir.


La question attendue sur la dépendance

Lorsque Me Philippe Trudel a posé des questions sur la dépendance, Pierre-Francis Leblond a commencé par offrir deux points de vue, dont l'un aurait été son opinion personnelle.

L'échange passionné mais courtois entre les avocats des parties demanderesse et défenderesse, échange qui a suivi l'ouverture du témoin, a obligé le juge Riordan à préciser qu'une opinion personnelle sur ce sujet avait de l'importance et était éclairante quand il s'agissait de la haute direction de l'entreprise. Nous ne connaîtrons donc pas ce que le témoin Leblond pensait sur la question.

Lorsque le témoin a finalement pu aborder le point de vue de l'entreprise, il a évoqué des conversations informelles, puis, après quelques questions de Me Trudel et du juge, soudain captivé, un hôtel Sheraton où s'était trouvé une soixantaine d'employés d'Imperial, et où l'ancien chef de la direction Don Brown avait fait valoir la capacité d'arrêter de fumer que possèdent des milliers de fumeurs, capacité qui relativiserait la notion de dépendance.

Quand ces propos ont-ils été tenus ?  C'était dans les années 1990, mais les souvenirs de M. Leblond ne sont pas plus précis, pour le moment. Peut-être qu'avec davantage de suggestions, il saura être plus précis lors de sa prochaine comparution.

* *

Le procès devant la Cour supérieure reprend mardi et empiétera exceptionnellement sur la journée du vendredi 7 septembre.

Par la magie des télécommunications, la Cour entendra le témoignage de Peter Gage, un retraité nonagénaire et pas très bien portant de Victoria, en Colombie-Britannique.  M. Gage a déjà pratiqué la profession d'acheteur de feuilles de tabac pour des cigarettiers.

Mardi, les avocats des cigarettiers plaideront leur opposition à la citation à comparaître expédiée à Diane Takacs, une ancienne bibliothécaire du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) dont les procureurs des recours collectifs espèrent une abondante livraison de potentielles pièces au dossier de la preuve en demande.

jeudi 30 août 2012

50e jour - 29 août - L'art de dégonfler quelques ballounes de l'industrie

Il arrive que plusieurs dizaines de paires d'yeux se penchent sur une masse de documents sans que personne ne voit la similitude entre deux documents dans le lot.  Puis un jour, quelqu'un en mesure d'utiliser sa propre découverte fait le recoupement.

Voilà ce qui est arrivé à l'avocat Bruce Johnston ce matin, et cela a donné à l'audition de mercredi un relief qui manquait aux deux journées précédentes, consacrées elles aussi à l'interrogatoire d'Ed Ricard, un témoin que la prudence extrême risquerait autrement de rendre un peu monotone.

Par dessus le marché, le tribunal a eu droit dans l'après-midi à un contre-interrogatoire du même témoin par l'avocat du gouvernement fédéral Maurice Régnier, un contre-interrogatoire dont la tournure a pris un peu tout le monde par surprise, et qui a permis de voir ou de revoir des documents éclairants, et utiles au client de Me Régnier.

Tout cela a fait en sorte que le tribunal n'a pas pu entendre le témoignage de Mme Rita Ayoung, que les procureurs des recours collectifs devront reconvoquer.


Comment « allumer » les jeunes

Parmi les documents examinés depuis mardi se trouvait une série de savantes études de marché, produites par la firme spécialisée Creative Research à partir de 1986, pour le compte d'Imperial Tobacco et de la brasserie Labatt, et portant sur les habitudes de vie et le système de valeurs des jeunes Canadiens, en rapport notamment avec le tabagisme.

Les échantillons se composaient d'environ 1400 personnes ayant répondu à un questionnaire en présence de l'interviouweur.

Dans le but de savoir comment « allumer » les jeunes consommateurs, l'analyse des spécialistes du marketing distinguait les comportements et opinions de différents types de jeunes, par exemple les autonomes, les carriéristes, les suiveux et les fêtards (en anglais, les TGIF, pour « Thanks God, it's Friday ! »).  Les TGIF comptaient pour presque le quart de la tranche d'âge.

Dans la bibliothèque d'Imperial, ces études avaient le nom de code CRY, pour Creative Research on Youth.

Des jeunes de quelle tranche d'âges ?  Eh bien, voilà où cela se corse.

Dans CRY30, adressée à Imperial en août 1988, l'échantillon à l'étude inclut des Canadiens de 13 à 24 ans.

L'analyse et les recommandations à propos des marques de cigarettes sont cependant censées concerner les jeunes de 18 à 24 ans.

Puis, dans CRY32, daté de novembre de la même année, on trouve une analyse et des recommandations du même genre, sauf que l'échantillon de référence est censé n'inclure que des jeunes de 18 à 24 ans.

Les attitudes des fêtards de 13-24 ans (à gauche) et des fêtards de 18-24 ans (à droite).
Le hic, c'est que la prévalence des différentes attitudes parmi les personnes interrogées est exactement la même dans les deux documents, alors que les populations à l'étude sont censées être différentes.  Au surplus, le diagramme est identique dans les deux rapports. Comme le copier-coller d'un étudiant pratiquant le plagiat sans aptitude pour la malhonnêteté, mais avec la complaisance du prof.  (L'histoire se passe toutefois avant l'invention des tableurs électroniques.)

Au bout de deux jours à examiner avec le témoin la confection des études CRY et notamment  la concordance des deux documents ci-haut mentionnés, le procureur Bruce Johnston a fini par demander à Ed Ricard si le langage employé ne visait pas à donner l'impression que la compagnie lorgne vers les 18 ans et plus alors qu'elle lorgne en réalité vers les 13 ans et plus.

« Absolument pas », a répondu le témoin, qui refusait la veille de se livrer à des raisonnements basés sur une arithmétique élémentaire et disait souvent « je ne sais pas ».

Trop fort, passe pas.

C'est peut-être le moment où la crédibilité du témoin a rendu son dernier souffle, même si M.Ricard est revenu après la pause qui a immédiatement suivi, pour répondre à d'autres questions, notamment par l'avocate d'Imperial Tobacco, Deborah Glendinning.

Les questions de Me Glendinning, admirablement formulées pour limiter les dégâts des derniers jours, ont permis au témoin de faire une série de réponses simples, avec une impeccable apparence de conviction.  Mais ce contre-interrogatoire a fourni au procureur Johnston une justification pour revenir à la charge encore une fois avec une question au témoin.

Les deux descendants d'Écossais ont alors de nouveau croisé le fer et Glendinning a lancé, à propos de la documentation examinée, et avec aigreur : « Les documents parlent d'eux-mêmes.»

Un ange est passé dans la salle. La défense venait de rentrer une rondelle dans son propre but.

Après la pause du midi, le procureur du gouvernement fédéral canadien, qui avait annoncé le printemps dernier et encore la veille qu'il aurait des questions à poser au témoin Ricard, a eu enfin la chance de le cuisiner.


Le témoin s'appuyait sur du ouï-dire

En mai, Ed Ricard avait déclaré que la raison pour laquelle Imperial ne pouvait pas limiter ses recherches aux fumeurs ayant l'âge légal pour acheter les produits était que les analyses devaient s'aligner sur le recensement du Canada, dont les données étaient (selon lui) disponibles seulement par groupes d'âges.

Me Maurice Régnier a soumis des éditions successives des résultats du recensement quinquennal effectué par Statistique Canada, remontant jusqu'à 1971. On pouvait y voir le nombre de Canadiens à chaque âge, par exemple le nombre de personnes ayant 13 ans, le nombre ayant 14 ans, le nombre ayant 15 ans, etc.

Le spécialiste du marketing a été obligé de dire qu'il n'avait pas une connaissance personnelle de cette réalité et que sa connaissance venait de ce que les chercheurs sous-traitants de la compagnie lui avaient dit.

Les documents n'ont pas été versés à la preuve, mais Me Régnier avait obtenu les aveux qu'il cherchait.

Ce fut la même chose à propos d'une supposée entente entre le gouvernement et les cigarettiers. Régnier avait servi plus ou moins la même médecine à l'ancien vice-président du marketing Anthony Kalhok le printemps dernier.

Pour couronner le tout, Me Régnier a demandé à Ed Ricard d'examiner des paquets de cigarettes. Pas des images, mais de vrais paquets, issus de « collection professionnelle » de l'avocat, qui représente le gouverment depuis plus de vingt ans.

M. Ricard n'a pas pu expliquer comment ces paquets avaient pu se retrouver sur le marché canadien avec des mises en garde sanitaires bilingues et libellés d'une façon que Santé Canada n'a jamais prescrit ou approuvé, si le code de l'industrie avait vraiment le caractère d'une entente, comme les cadres de l'industrie ont souvent présenté ce code d'autoréglementation.

Bien entendu, le procédé de Maurice Régnier a suscité un concert de récriminations du côté des défenseurs des compagnies de tabac.

* * *

Jeudi, le tribunal entendra le témoignage de Pierre-Francis Leblond.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
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mercredi 29 août 2012

49e jour - 28 août - Le dossier continue de s'étoffer, malgré l'immobilisme du témoin

Le procureur des recours collectifs Bruce W. Johnston a poursuivi durant toute la journée de mardi l'interrogatoire d'Ed Ricard, un ancien cadre d'Imperial Tobacco Canada qui a travaillé au département du marketing de 1982 jusque dans les années 2000, avant d'aboutir responsable du programme de « réduction des méfaits », entre 2006 et 2010, et de prendre sa retraite en février 2011, à 50 ans.

Sans retrancher quoi que ce soit à son témoignage lors de ses comparutions de mai 2012 et d'interrogatoires préliminaires en décembre 2008, M. Ricard n'est pas parvenu à dissiper les apparentes contradictions entre ses vues et celles notamment de l'actuelle grande patronne de la compagnie, Marie Polet, d'un ancien chercheur chez Imperial, Andrew Porter, et du grand manitou des relations publiques de la compagnie de 1972 à 2002, Michel Descôteaux, trois témoins du printemps dernier.

En juin, Marie Polet, avait avancé que les laboratoires de Montréal avaient été démantelés, quelque part entre 2002 et 2004, en tous cas longtemps avant son arrivée à la tête de la compagnie le 1er octobre 2011.

Ed Ricard a continué hier de prétendre qu'il s'était occupé d'un programme de réduction des méfaits par l'amélioration des produits, avec notamment cinq scientifiques. Sa mémoire lui a permis de n'en nommer que deux, et il s'est avoué incapable d'indiquer quelles étaient leur formation ou domaine d'expertise.

Le 29 mai dernier, le chimiste Andrew Porter, qui a travaillé au laboratoire d'Imperial jusqu'en 2005, s'était montré étonné que Ricard, qu'il percevait avec une certaine hauteur comme un homme du marketing, dirige un programme de réduction des méfaits.  « J'ai toujours pensé que j'étais ...le programme de réduction des méfaits.» avait déclaré Porter.

Dans une lettre à un député à l'Assemblée nationale, expédiée en octobre 1998, Michel Descôteaux expliquait qu'Imperial avait ciblé la clientèle des jeunes de 16 à 19 ans, mais seulement à l'époque où  la loi stipulait que le client devait avoir au moins 16 ans. M. Ricard a précisé, avec pour une rarissime fois une nuance d'agacement dans son ton d'ordinaire si neutre, que M. Descôteaux « n'avait jamais travaillé dans le marketing et n'avait rien eu à faire en rapport avec les marchés-cibles » (traduction de l'auteur du blogue).

Ed Ricard a maintenu que durant son (long) passage chez Imperial, cette compagnie n'a jamais ciblé comme clients que des personnes de 18 ans et plus.

Me Johnston a jeté sous les yeux du témoin  une planification de placements publicitaires de 1981 (Remarquez bien la date.) où il est notamment question du « groupe-cible » des 12 à 17 ans.  Le spécialiste du marketing Ricard a trouvé le moyen de suggérer qu'Imperial se servait des données du Print Measurement Bureau pour éviter d'acheter des annonces dans des imprimés dont plus de 15 % du lectorat pouvait être mineur.

(Curieusement, cette règle du 15 %, abrogée en 2009, découle de l'article 22, paragraphe (2) b) de la législation fédérale ...de 1997.  Avant la Loi sur le tabac de 1997,  la Loi réglementant les produits du tabac interdisait pratiquement toute publicité des produits du tabac et sa constitutionnalité fut d'ailleurs pour cette raison contestée en justice par l'industrie.  Avec succès.  Mais même la Loi réglementant les produits du tabac ne fut adoptée par le Parlement fédéral canadien qu'en 1988.)

* *

L'article 9, paragraphe 3, de la loi de 1988 (entrée en vigueur en janvier 1989) stipulait que l'obligation d'apposer sur les paquets de cigarettes des mises en garde sanitaires ne limite pas les devoirs de l'industrie:  « Le présent article n'a pas pour effet de libérer le négociant de toute obligation qu'il aurait aux termes d'une loi fédérale ou provinciale ou en common law, d'avertir les acheteurs de produits du tabac des effets de ceux-ci sur la santé.»

Devant ce texte de loi, et soumis à l'intense interrogatoire de Me Philippe Trudel le printemps dernier, l'ancien grand patron d'Imperial Jean-Louis Mercier avait fini par reconnaître que rien n'empêchait sa compagnie durant cette période de prévenir les consommateurs des risques sanitaires de ses produits.

Sur le même sujet, Ed Ricard a affirmé hier que d'autres sections de la loi, selon l'interprétation de la compagnie en son temps, limitaient ce qui pouvait apparaître sur les emballages de cigarettes.  Le procureur des recours collectifs n'a pas cru utile de faire chercher à l'expert de marketing quelles sections de la loi pouvaient avoir eu un tel effet.

* * *

L'interrogatoire de M. Ricard a aussi permis aux avocats des recours collectifs de faire enregistrer enfin comme pièces au dossier de la preuve cinq des huit documents (292-82292-88292-88A et 520) qu'Imperial Tobacco prétendait confidentiels jusqu'à ce que le juge Allan Hilton de la Cour d'appel du Québec confirme en août l'opinion contraire du juge Brian Riordan.  Ces documents montrent la profondeur et le raffinement des analyses de marché dont Imperial était capable.

L'un des cinq documents (pièce 292-87) est une planification d'étude de marché que la compagnie allait faire faire par la firme Creative Research dans le cadre d'un projet conjoint avec la brasserie Labatt.  Il est notamment question des habitudes de vie des jeunes de 15 à 24 ans, et même de celle des enfants de 13 ans.

De la part d'un autre témoin, la Cour avait déjà entendu que même Santé Canada étudie les habitudes des adolescents mineurs, sans encourir le moindre froncement de sourcils.  Cette fois-ci, le témoin a paru vouloir faire passer sur le dos de Labatt la curiosité des deux compagnies. Il est cependant intéressant de noter, comme le faisait Cynthia Callard dans son blogue, que l'ancien vice-président du marketing d'Imperial travaillait alors chez Labatt à l'époque.  Montréal est un bien petit village.

* *   * *

Un panel de trois juges de la Cour d'appel du Québec entendra le 28 septembre prochain une requête en cassation d'une décision du juge Riordan autorisant les procureurs des recours collectifs à poser des questions à certains témoins concernant la participation des compagnies intimées à la contrebande au début des années 1990.

Ed Ricard ne savait pas qu'Imperial Tobacco avait, à l'été 2008, plaidé coupable sur une accusation d'avoir alimenté les ventes illégales de cigarettes au Canada.

Avant d'être (assez vite) interrompu, l'échange touchant le sujet de la contrebande a permis au spécialiste du marketing de dire que le prix des cigarettes n'influençait pas la consommation des jeunes. Ce n'est pas la première fois qu'un ancien cadre du tabac mentionne cela, même si l'industrie se plaint facilement que la taxation engendre de la contrebande.

L'interrogatoire d'Ed Ricard se termine ce matin (mercredi matin).

Dans l'après-midi, la bibliothécaire Rita Ayoun comparaîtra.


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mardi 28 août 2012

48e jour - 27 août - Les juges et les avocats ne chôment pas durant les vacances judiciaires, ni le cancer

Jean-Yves Blais ne verra pas la fin de l'action judiciaire contre les cigarettiers canadiens que sa combativité et sa patience obstinée ont contribué à lancer. Après plus d'une quinzaine d'années à souffrir d'emphysème, M. Blais est décédé à Longueuil à l'âge de 68 ans le 3 août dernier, des suites d'un cancer du poumon.
Jean-Yves Blais 1944-2012

Le juge Brian Riordan a offert ses condoléances à sa veuve Lise Boyer, présente dans la salle d'audience lundi matin, aux côtés de son fils Martin.

Par la vertu du mécanisme des recours collectifs, le système de justice va poursuivre sans perturbation son travail, et la société québécoise sortira, espérons-le, plus sage de cette longue et pénible affaire, peu importe le verdict.

* *

Toute la matinée de lundi a été consacrée à l'examen de diverses questions concernant le déroulement à venir du procès présidé depuis mars par le juge Riordan.

Le sujet des états financiers et budgets des compagnies, qui avait été abordé lors de la dernière journée d'auditions le 21 juin, figure parmi ceux qui sont revenus sur le tapis.

Les avocats de Rothmans, Benson & Hedges et d'Imperial Tobacco Canada estiment que Brian Riordan a erré dans son jugement interlocutoire du 28 juin, lequel leur impose de produire des états financiers complets pour les dernières années, et où le magistrat soutient que les états financiers sont suffisants pour établir la situation patrimoniale des trois cigarettiers menacées de devoir payer des dédommagements punitifs.

En fait, les défenseurs de l'industrie sont si certains de leur coup, qu'ils plaideront vendredi prochain devant un juge de la Cour d'appel du Québec une permission d'en appeler devant ce tribunal. Une fois de plus.  L'industrie a déjà réalisé une quinzaine de tentatives de ce genre depuis que Brian Riordan a commencé en 2008 de présider les préparatifs du procès puis le procès en tant que tel, et la Cour d'appel n'a encore cassé aucune de ses décisions.


Confettis de documents encore au menu de l'automne

Il a aussi été question notamment de l'interrogatoire prochain de Rita Ayoun, dont les initiales ont le bonheur d'être les mêmes que celles de Roger Ackman et qui était employée à la bibliothèque d'Imperial quand des rayons entiers de rapports de recherche scientifique ont été, souvent après approbation par l'énigmatique R. A., mis dans des boîtes et expédiés au cabinet juridique Ogilvy Renault pour destruction, ou chez British American Tobacco à Londres.

Le dossier des pièces en preuve au présent procès s'enrichira aussi de la déclaration sous serment enregistrée par Roger Martin, à qui deux cadres d'Imperial (Ackman et Dunn) avait relaté leur contentieux en 1994 (à propos de ces damnés documents détruits en 1992) et qui est aujourd'hui doyen de l'École de management Rotman (pas Rothmans) de l'Université de Toronto.

Dans son témoignage des 18 et 19 juin dernier, l'avocat Lyndon Barnes avait déclaré qu'il s'était aperçu que certains rapports de recherche scientifique n'étaient plus disponibles chez sa cliente Imperial Tobacco Canada quand cette dernière se les était fait demander par les procureurs de Mirjana Spasic dans une poursuite en responsabilité civile lancée en Ontario en 1997.  (Mme Spasic est décédée de cancer du poumon en 1998.)

Les avocats des recours collectifs québécois ont cependant découvert durant l'été que la loi ontarienne impose que soient connus les motifs d'un tel défaut de produire des documents.  Me Trudel et Me Lespérance ont exprimé leur désir de connaître une des listes de documents, l'annexe C, qui accompagnait la déclaration sous serment fait par un ancien cadre de la compagnie, le chimiste Stewart Massey, lors du procès Spasic contre ITCL et RBH.  Pourquoi le relationniste Michel Descôteaux s'est-il vanté en 1998 de pouvoir obtenir des copies des documents détruits en 1992 alors que les avocats de Mirjana Spasic se sont vu refuser en 1997 de voir ces documents ?


Ed Ricard à la barre

Dans l'après-midi, le procureur Bruce Johnston des recours collectifs a interrogé Edmond Ricard, le témoin désigné par Imperial Tobacco Canada pour répondre au nom de la compagnie.  Le témoin Ricard n'est plus depuis longtemps un inconnu pour la Cour et les avocats de trois parties, puisqu'il est comparu deux jours en décembre 2008, lors d'interrogatoires préliminaires au procès, puis lors de quatre journées en mai dernier.

À la lumière de différents témoignages entendus après la dernière comparution d'Ed Ricard, Me Johnston a notamment voulu savoir d'où venait l'opinion du témoin que l'industrie avait un accord avec le gouvernement fédéral canadien à l'effet de ne pas parler elle-même des méfaits sanitaires du tabac, laissant exclusivement ce soin au gouvernement.  L'ancien spécialiste du marketing d'Imperial a d'abord paru mieux préparé que lors de ses visites de mai au tribunal de Brian Riordan.

Ed Ricard a invoqué un débat à la Chambre des communes à Ottawa en 1963.  La ministre Judy LaMarsh répondait alors à une question d'un député à propos d'un projet de loi.

Me Maurice Régnier, qui représente le gouvernement fédéral canadien dans le présent procès, a alors demandé au juge Riordan et obtenu que le témoin sorte un moment dans le corridor.  Durant ce bref instant, Me Régnier a fait remarquer à tout le monde que le projet de loi en question n'était pas un projet de loi du gouvernement (Pearson à l'époque), mais un projet de loi privé.  Balloune dégonflée !

Le témoin Ricard a ensuite invoqué le libellé des mises en garde imprimées sur les annonces de cigarettes au temps où s'appliquait le code de conduite de l'industrie en matière de publicité et de marketing.

Me Johnston lui a mis sous le nez une lettre datée de 1977 du pharmacologue Alexander Morrison de Santé Canada et la réponse du président du Conseil canadien des manufacturiers de produits du tabac à l'époque, Paul Paré, correspondance qui fait apparaître les (vaines) espérances du gouvernement et la liberté que croyait avoir l'industrie d'envoyer les fonctionnaires paître.

Me Johnston a passé l'après-midi à tenter d'obtenir du témoin Ricard qu'il l'aide à concilier différents témoignages avec les siens.  Ed Ricard n'a rien voulu réviser de son témoignage passé et n'a été que de peu d'aide.

Mais il pourra se reprendre mardi, assurément.

À l'écran, le public dans la salle d'audiences a aussi vu apparaître un moment un document de ces messieurs du marketing chez Imperial où il était question de « pêcher là où  sont les poissons ».  M. Ricard a expliqué que cette qualification zoologique s'appliquait seulement à des « adultes de plus de 18 ans » et que ce genre d'expression est courant dans le marketing.

Maintenant vous êtes rassurés.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
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lundi 27 août 2012

La Cour d'appel refuse de dire au juge Riordan comment gérer les documents soi-disant confidentiels des compagnies

En attendant que les juges Fournier, Gascon et Léger de la Cour d'appel du Québec rendent un verdict dans l'affaire que nous relations sur ce blogue le 15 août, un autre juge de la Cour d'appel du Québec, l'honorable Allan R. Hilton, a refusé le 21 août à Imperial Tobacco la permission de plaider en appel devant ce tribunal afin d'obtenir la cassation d'une décision rendue le 5 juin par le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Une fois de plus, la Cour d'appel a donc refusé de laisser traverser la rue Notre-Dame au procès intenté aux trois grands cigarettiers canadiens devant la Cour supérieure.

Avant même que le juge Riordan prenne sa décision, quand les avocates d'ITCL plaidaient encore leur requête originale en Cour supérieure le 17 mai, Me Silvana Conte laissait clairement entendre que sa cliente ferait appel si le juge rejetait des éléments de la requête, ce qui fut fait en juin.

Imperial considère notamment comme des documents confidentiels des plans de marketing vieux de 30 ans, qu'elle ne veut pas voir sous les yeux de la concurrence, et aurait souhaité davantage de séances à huis clos du tribunal pour examiner plusieurs des documents dont les avocats des recours collectifs veulent se servir comme éléments de la preuve, et qui pourraient intéresser les promoteurs de la santé publique.

Que les compagnies intimées aiment cela ou non, le point de vue très balancé du juge de première instance va donc continuer de s'appliquer, non sans conséquences pratiques.

Quand Imperial se préparait à une neutralisation de l'emballage

Parmi les huit documents jugés non-confidentiels, et que les avocats des recours collectifs pourront faire verser au dossier à partir de ce matin, il s'en trouve un qui, selon ce que révèle le jugement de Brian Riordan du 5 juin (voir page 11), est un exercice de planification stratégique pour composer avec l'hypothétique obligation d'un emballage neutralisé.  Le document date de 1994.

Or ce sujet est redevenu d'une brûlante actualité internationale maintenant que le gouvernement de l'Australie a gagné devant la Haute cour de justice de ce pays, le 15 août, le procès que les filiales des multinationales du tabac faisaient à une législation du Parlement de Canberra promulguée en décembre 2011 et qui prévoit la neutralisation et l'uniformisation des emballages de produits du tabac vendus en Australie à partir de décembre 2012.  Les grands cigarettiers prétendaient que le gouvernement de Canberra s'appropriait leurs marques de commerce.

Et coincidence, le Palais des congrès de Montréal accueille à partir de ce matin et jusqu'à jeudi des délégués au 4e Congrès mondial contre le cancer.  Une séance spéciale au sujet de l'emballage neutralisé est programmé jeudi matin, et un autre atelier en après-midi ce jour-là, avec notamment comme invités australiens la psychologue Melanie Wakefield et le juriste Jonathan Liberman.

Les travaux de ces deux chercheurs liés à l'Université de Melbourne figurent parmi ceux qui ont contribué à motiver le gouvernement de l'Australie dans sa présente offensive contre les affaires ronronnantes de Philip Morris International (PMI), British American Tobacco (BAT), Japan Tobacco et Imperial Tobacco (c'est-à-dire la multinationale dont le quartier général est à Bristol en Angleterre; alors qu'Imperial Tobacco Canada limitée est une filiale de BAT, de Londres).

La Cour supérieure du Québec doit aujourd'hui entendre la suite du témoignage d'Ed Ricard, un ancien cadre et spécialiste du marketing d'ITCL dont il était justement question dans le jugement du 5 juin, et qui pourra répondre plus librement à certaines questions des procureurs des recours collectifs, en espérant que sa mémoire lui vienne aussi en aide.

* * * *

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

Il y a aussi un moteur de recherche qui permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

mercredi 15 août 2012

Le fédéral en Cour d'appel du Québec pour se déprendre du rôle de défenseur en garantie

Le jeudi 9 août à Montréal, un panel de trois juges de la Cour d'appel du Québec a entendu de la part de deux représentants du Procureur général du Canada une demande d'autorisation d'en appeler d'une décision du 14 février 2012 du juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

En février, quelques semaines avant le début du procès en responsabilité civile dont vous lisez les péripéties sur ce blogue, le juge Riordan a maintenu le gouvernement fédéral canadien dans la position de défenseur en garantie dans l'action intentée par des collectifs de victimes alléguées du tabac contre trois grands cigarettiers.

Ce même 9 août, les honorables Jacques A. Léger, Jacques R. Fournier et Clément Gascon ont aussi entendu les arguments des avocats quant au fond de la question, c'est-à-dire les raisons qui militent en faveur d'une révision de la décision du juge de première instance, servies par les représentants de la Couronne fédérale, ou les raisons qui militent en faveur de son maintien, servies par quatre avocats des trois cigarettiers.

Les compagnies de tabac attaquées en justice ont invoqué, dans l'action en recours collectifs au Québec à partir de février 2008, comme dix ans plus tôt dans la poursuite par le gouvernement de la Colombie-Britannique et comme en 2004 dans une action en recours collectif dans cette province, le rôle du ministère fédéral de l'Agriculture dans les années 1960, pour soutenir qu'elles avaient agi sous l'influence du gouvernement d'Ottawa. Celui-ci devrait donc être autant qu'elles tenu responsable des dommages sanitaires des cigarettes.  C'est ainsi que la Couronne fédérale s'est trouvée impliquée dans l'affaire.

Or, en juillet 2011, la Cour suprême du Canada a mis le gouvernement fédéral hors de cause dans la poursuite lancée par la Colombie-Britannique ainsi que dans le recours collectif Knight contre Imperial. Les cigarettiers doivent désormais se défendre sans l'aide involontaire d'une tierce partie capable de défrayer la note à leur place. En avril dernier, dans une cause impliquant les mêmes adversaires autour du même enjeu, un juge du Nouveau-Brunswick s'est d'ailleurs estimé lié par l'arrêt du plus haut tribunal du pays.

Mais ce jugement qui est désormais en vigueur au Canada anglais a-t-il force de loi au Québec ?

Et si le juge de première instance pense que ce n'est pas le cas, et préfère s'appuyer notamment sur un autre arrêt de la Cour Suprême du Canada dans une autre affaire, la Cour d'appel du Québec devrait-elle nécessairement s'en mêler, à ce stade-ci ?

L'autorisation d'en appeler

Dans l'après-midi, l'avocat Simon Potter a affirmé que le Procureur général du Canada n'a jamais invoqué les recours collectifs au Québec dans ses plaidoiries devant la Cour suprême du Canada.  Le défenseur de Rothmans, Benson & Hedges a estimé que la décision de février 2012 du juge Riordan en était une de gestion et non une contradiction des conclusions du plus haut tribunal du pays.

Me Potter a reproché au gouvernement d'avoir manqué depuis 2008 plusieurs occasions de tenter de s'extraire de sa position de défenseur en garantie en plaidant l'irrecevabilité bien avant que le procès en recours collectif commence. Pour boucler la boucle, Me Suzanne Côté (Imperial Tobacco) a ensuite fait valoir que le retrait du gouvernement à ce stade-ci, plutôt qu'après un jugement final de la Cour supérieure du Québec, allait nuire au déroulement du procès.

En parlant de Brian Riordan, Me Côté a dit « notre juge », un souriant choix de mots qui ne manquait pas de piquant quand on se souvient que toutes les tentatives de faire intervenir la Cour d'appel du Québec dans le procès présidé par le juge Riordan, à part celle dont nous parlons ici, sont venues de l'industrie, et particulièrement d'Imperial.

En matinée, Me Nathalie Drouin, pour le compte du Procureur général du Canada, avait déclaré qu'il serait contraire à l'économie de la justice de maintenir plus longtemps le gouvernement dans sa position de défenseur en garantie dans le procès des cigarettiers, alors qu'il est maintenant en mesure de prouver qu'il y a chose jugée dans cette affaire.

Me Drouin a fait valoir que le gouvernement fédéral n'avait pas demandé d'être sorti de la cause avant l'arrêt de la Cour suprême, afin de ne pas compliquer les préparatifs d'un procès qui s'annonçait lourd, avec pour but de faciliter la tâche du juge Riordan.

Res judicata et stare decisis

À l'appui de leur requête en cassation, sur le fond du problème, Me Drouin et Me Maurice Régnier ont plaidé la force du précédent (stare decisis) et qu'il y avait chose jugée (res judicata) par la Cour suprême du Canada. Si les Neuf sages d'Ottawa jugent unanimement que le gouvernement fédéral n'est pas imputable devant les tribunaux de ses actes de politique générale, mais seulement imputable pour d'occasionnelles fautes opérationnelles, cette immunité judiciaire doit exister dans toutes les provinces.

En examinant certains passages des jugements interlocutoires du 14 février du juge Riordan, incluant sa décision d'autoriser certains amendements à l'action en garantie d'Imperial impliquant le gouvernement fédéral, Me Régnier a mis en doute le bien fondé des décisions du juge de première instance.

Au bénéfice de l'ensemble des trois cigarettiers, les juristes Suzanne Côté (Imperial Tobacco) et Doug Mitchell (JTI-Macdonald) ont au contraire prétendu que la chose jugée, la force des précédents et la voie judiciaire ne sont pas les mêmes dans le régime de droit civil écrit du Québec, et en régime de droit coutumier anglo-américain (common law), comme dans le reste du Canada.

Le juge Léger a demandé à Me Côté pourquoi, si cette vision du droit est juste, Imperial Tobacco avait demandé au juge Riordan plusieurs amendements à son action en garantie impliquant le gouvernement fédéral.  À Me Craig Lockwood dont le plaidoyer portait particulièrement sur la justification de cette démarche, le juge Gascon a fait admettre que l'immunité fédérale doit être la même dans toutes les provinces. Les juges Léger et Fournier ont aussi cité des articles du Code civil du Québec que l'argumentation de Me Mitchell semblait négliger, s'agissant de la responsabilité de l'État fédéral. À un certain moment, le juge Gascon a aussi demandé qu'on lui précise les endroits où la Cour suprême du Canada appuyait son jugement de juillet 2011 sur des références à la common law.

Les trois juges n'ont pas été plus tendres avec Me Drouin, à qui le juge Gascon a dit qu'il ne fallait pas parler plus vite quand on risque de déborder de son temps de parole, mais choisir ses arguments prioritaires.

En fin de compte, tous les juristes sont parvenus à se plier aux conditions fixées aux parties par le juge Nicolas Kasirer de la Cour d'appel quand il a convoqué le panel de trois de ses confrères, le 20 avril dernier.

Le juge Léger, qui présidait la séance du 9 août, a remercié chaleureusement tout le monde et annoncé que la Cour prenait le jugement de l'affaire en délibéré.

Faire traverser la rue à un procès

Tout comme le gros et haut bloc de granit noir et de verre teinté qui loge la Cour du Québec et la Cour supérieure du Québec à Montréal, et presque exactement en face, l'édifice de la Cour d'appel du Québec dans le district de Montréal est situé dans le Vieux-Montréal. (À Québec, cette cour siège dans le même palais de justice que les autres tribunaux.)

Alors que les salles d'audiences de la Cour supérieure du Québec ont un côté moderne, fonctionnel, aseptisé, clair, les salles de l'édifice à colonnade et à portes de bronze de l'autre côté de la rue Notre-Dame possèdent de hauts plafonds à lambris dorés et sont éclairées en bonne partie par des lampes torchères.

Les juges de la Cour d'appel ont des toges noires banales, sans l'étole écarlate des juges de la Cour supérieure ou le tricorne et la toge écarlate bordée d'hermine des juges de la Cour suprême.

Cependant, au-dessus du juge d'appel qui préside la séance, un grand panneau de bois verni supporte les armoiries de l'Angleterre, avec leurs devises en français médiéval Dieu et mon droit et Honi soit qui mal y pense. On sent que Robin des Bois aurait pu aboutir devant un panneau de bois de ce genre, si le shérif de Nottingham l'avait capturé.

Il est difficile d'imaginer que c'est en pareil endroit qu'on pourrait déclarer prochainement qu'un jugement de la Cour suprême du Canada ne s'applique pas, grosso modo parce que le Code civil du Québec existe.

En revanche, au-delà du paradoxe des images, il convient de noter que la Cour d'appel a souvent refusé d'entendre des appels sur des jugements interlocutoires dans la cause qui nous occupe, et n'a cassé aucune des décisions de l'honorable Brian Riordan depuis que celui-ci préside aux préparatifs du procès et au procès lui-même. Cela d'ailleurs au grand dam des cigarettiers qui contestaient ces jugements-là.

Ce que la Cour d'appel du Québec semble ne pas aimer, c'est de créer des précédents, comme d'entendre sans motif en béton un appel sur le rejet d'une requête en irrecevabilité jugée en première instance. Tant le juge Nicholas Kasirer, qui avait entendu la demande d'autorisation d'aller en appel le 20 avril, et qui avait préféré déférer l'affaire au panel de juges qui s'est réuni le 9 août, que le juge Gascon lors de l'audition du 9 août, ont demandé aux avocats du gouvernement fédéral de justifier solidement leur requête.

Qui vivra verra si les justifications étaient suffisantes, et le cas échéant, qui a raison sur le fond de l'affaire.

mercredi 1 août 2012

Entracte - Un autre procès du tabac se pointe à l'horizon

En parallèle du procès en recours collectifs contre les cigarettiers, événement dont vous lisez ici la chronique depuis mars dernier, et dont les prochains actes se joueront devant la Cour d'appel du Québec à partir du 9 août prochain, une autre action judiciaire contre les mêmes compagnies a été lancée au Québec en juin.

La Justice
vue par Walter Allward
Cette fois-ci, l'adversaire des cigarettiers sera le gouvernement du Québec, qui souhaite obtenir un dédommagement pour les dépenses additionnelles en soins de santé que lui a causées et va lui causer l'épidémie de tabagisme, depuis la création du régime public d'assurance-maladie en 1970 jusqu'en 2030.  Il s'agit de dépenses additionnelles estimées par le ministère de la Santé et des Services sociaux à un total de plus de 60 milliards $ (en dollars constants de 2012).  Ce montant comprend un total de 236 millions $ correspondant aux dépenses consacrées à la lutte contre le tabagisme, notamment en campagnes de publicité ou d'éducation et en salaires, au sein de la fonction publique ou dans des organismes de lutte contre l'usage du tabac.

Le bureau du Procureur général du Québec dans le district de Montréal a déposé le 8 juin dernier une requête en vue de faire entendre sa cause par la Cour supérieure du Québec.

Pour le moment, la date du début des auditions de ce procès n'est pas connue, ce qui est bien naturel.  Les compagnies doivent notamment préparer leurs plaidoyers écrits.  En outre, des torrents de documents devront être échangés, des calendriers seront discutés, des conférences de gestion d'un méga-procès devront avoir lieu, etc.

Il est aussi craindre que l'industrie multiplie les requêtes et motions en vue de retarder la tenue du procès, comme elle l'a fait dans les cas de la Colombie-Britannique et du Nouveau-Brunswick, des provinces engagées depuis plusieurs années dans une pareille cause.

Bref, beaucoup d'eau va couler sous le pont Champlain et le pont de l'île d'Orléans avant qu'on assiste aux plaidoiries inaugurales du procès en tant que tel.

Sur ce blogue, il faut quand même parler de certains événements qui ont précédé l'entrée du gouvernement du Québec sur la scène judiciaire et qui risquent d'influencer le déroulement à venir de l'affaire.

Il vaut aussi la peine de s'attarder à la requête introductive d'instance du ministère québécois de la Justice, car elle dit plus clairement que jamais ce que le gouvernement du Québec pense des cigarettiers.

Par son épaisseur (307 pages), son contenu et son existence même, ce document est déjà un clair désaveu de la thèse, souvent soutenue par les porte-parole de l'industrie, et reprise par des chroniqueurs, que les gouvernements et les cigarettiers sont des « partenaires ». Des partenaires comme cela, il est facile d'imaginer que l'industrie du tabac s'en passerait volontiers.


Printemps 2009 : de nouvelles règles du jeu

La Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac, pilotée par le ministre de la Santé et des Services sociaux Yves Bolduc, soutenue par les partis d'opposition, et votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en juin 2009, vise à faciliter les démêlés du ministère public devant les tribunaux.  La poursuite maintenant lancée n'est donc pas une surprise, mais au contraire, la conséquence attendue de longue date d'une volonté politique clairement exprimée.

La loi libère expressément le gouvernement d'une obligation qui a été faite de façon récurrente à la partie demanderesse lors de procès sur les méfaits sanitaires du tabac au cours du dernier demi-siècle en Amérique du Nord : l'obligation de produire des dossiers et documents médicaux concernant un ou des bénéficiaires de soins de santé en particulier. Les législateurs québécois ont au contraire voulu protéger contre les regards indiscrets l'identité des victimes de maladies dues au tabagisme.

La législation de 2009 stipule aussi que les statistiques et renseignements tirés d'études épidémiologiques ou sociologiques pourront servir à établir la preuve du lien de causalité qui existe entre le manquement ou la faute d'un fabricant de tabac et les coûts des soins de santé à recouvrer, ou le lien entre l'exposition à un produit du tabac et la détérioration de l'état de santé des bénéficiaires de ces soins.

Quelques mois après que la loi ait été approuvée par le lieutenant-gouverneur, elle a été contestée par l'industrie devant la Cour supérieure du Québec, au motif qu'elle allait empêcher les compagnies de tabac de jouir d'un procès équitable, un droit qui leur serait supposément garanti par la Charte québécoise des droits et libertés ...de la personne.

En septembre 2010, lors d'une tentative infructueuse de faire déclarer irrecevable cette contestation judiciaire des cigarettiers, le ministère de la Justice a entre autres fait valoir que la loi québécoise était écrite sur le modèle de celle de la Colombie-Britannique, laquelle a déjà été jugée valide par la Cour suprême du Canada en septembre 2005, après que l'industrie ait prétendu en vain que la loi britanno-colombienne violait son droit à une défense entière garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.

D'ici la fin de l'année 2012 ou plus probablement en 2013, la Cour supérieure du Québec entendra donc, derechef ou en version améliorée, le réquisitoire des cigarettiers contre la loi de 2009 et la défense des substituts du Procureur général du Québec.


Une initiative de gouvernements provinciaux

C'est en novembre 1998 que le gouvernement de la Colombie-Britannique a lancé une poursuite contre l'industrie cigarettière, en lui réclamant des milliards de dollars et en l'accusant notamment de ne pas avoir entrepris suffisamment d'efforts pour rendre ses produits salubres alors qu'elle les savait toxiques; d'avoir négligé d'avertir les consommateurs; d'avoir fait de fausses représentations sur les niveaux de risque associés à l'usage de ses différents produits, et d'avoir conspiré pour dissimuler la vérité aux pouvoirs publics et aux consommateurs.

L'action en justice du gouvernement provincial suivait l'adoption à l'Assemblée législative à Victoria d'une deuxième loi justifiant et autorisant ladite poursuite, et modifiant les règles concernant la preuve admissible devant les tribunaux, au grand dam de l'industrie du tabac, habituée de venir à bout des plaignants par l'usure.  La première loi avait été contestée avec succès en justice et le gouvernement avait préféré la modifier.

Cette deuxième loi fut aussi contestée par l'industrie devant les tribunaux.

Après que le test constitutionnel de la Cour suprême du Canada eut été passé en 2005, la Loi sur le recouvrement des dommages et des coûts des soins de santé imputables au tabac (Tobacco Damages and Health Care Costs Recovery Act) et la poursuite par le gouvernement de Victoria ont inspiré des démarches similaires dans les autres provinces canadiennes, en commençant par le Nouveau-Brunswick. Toutes les provinces disposent maintenant d'une loi sur le modèle de la Colombie-Britannique, et huit ont entamé un recours en justice.

De son côté, cette loi s'inspirait d'une loi similaire du Minnesota dont le caractère innovateur est considéré comme ayant contribué à convaincre l'industrie cigarettière américaine de signer, en mai 1998, une entente à l'amiable avec cet État qui lui réclamait des dédommagements pour ses dépenses en soins de santé.

En décembre 1998, après avoir concédé durant l'année un total de 35 milliards $US au Mississippi (premier État à avoir lancé une poursuite), à la Floride, au Texas et au Minnesota, l'industrie a conclu avec les 46 autres États une entente globale, surnommée Master Settlement Agreement, qui prévoit de leur verser 206 milliards $US sur 25 ans et des engagements de l'industrie de divulguer une masse de documents internes, de renoncer à plusieurs commandites d'événements et de restreindre son marketing.  C'est ainsi, par exemple, que le cigarettier R. J. Reynolds a cessé de pouvoir utiliser la mascotte publicitaire Joe Camel.  (En 1992, un sondage auprès d'enfants de six ans avait montré que Joe Camel leur était plus familier que Mickey Mouse.)


Les plus gros joueurs obligés de se défendre

Il est à noter que la loi québécoise de 2009 autorise une action en justice contre l'ensemble des offreurs de produits du tabac ayant opéré sur le marché québécois, ce qui aurait pu inclure de petits cigarettiers longtemps actifs mais aujourd'hui disparus, des fabricants installés sur des réserves iroquoises dans l'est du Canada ou des importateurs de cigarillos.

La requête de juin 2012 est cependant dirigé exclusivement contre quatre grands groupes d'intérêt qui ont dominé historiquement l'offre de produits du tabac au Québec depuis 1970, et qui sont encore là pour la plupart : British American Tobacco, Rothmans, Philip Morris et R. J. Reynolds.

Ni Imperial Tobacco Canada, ni Rothmans, Benson & Hedges, ni JTI-Macdonald n'ont été oubliés dans la requête du Procureur général du Québec, laquelle prend bien soin d'établir les liens de parenté corporatifs entre les multinationales et la succession parfois confondante de leurs diverses filiales en terre québécoise.

Le but d'un tel exercice est évidemment d'éviter de présenter finalement des réclamations à des corporations-bidons susceptibles de faire faillite afin de faire échapper à leur responsabilité civile de grands groupes financiers. Bref, les magnats du tabac à Londres, à New York, à Winston-Salem en Caroline du Nord et à Tokyo vont entendre parler du gouvernement du Québec.

La requête intime aussi le Conseil des fabricants des produits du tabac de répondre de ses actes.


Coup d'oeil sur le contenu de la requête

La requête introductive d'instance déposée par le Procureur général du Québec se lit comme une brillante récapitulation de ce que le monde de la santé publique canadien croit maintenant savoir du vecteur de l'épidémie de tabagisme qu'est l'industrie cigarettière.  Entre autres phrases magnifiquement ciselées, on y lit ceci.

« 162.  Dès la fin des années 1950, toutes les défenderesses savent que la fumée du tabac contient plusieurs composés cancérogènes. »

« 183. Dans leur documentation interne, les défenderesses reconnaissent avec constance que la nicotine est essentielles et que, sans elle, les gens cesseraient de fumer. »

« 192. En effet, les défenderesses identifient un phénomène de compensation qui fait en sorte que le fumeur d'une cigarette légère inhale autant de matières nocives que s'il fumait une cigarette régulière ou, à tout le moins, une quantité supérieure à celle qui, mesurée mécaniquement, est indiquée sur les paquets ou autrement rendue publique . »

« 199. Les défenderesses compilent constamment des données sur la consommation de tabac chez les enfants et les adolescents et savent fort bien qu'ils représentent la source principale de renouvellement de leur clientèle

« 203. Les fausses représentations et omissions des défenderesses constituent par ailleurs des manquements communs au sens de la Loi car toutes les défenderesses y participent, et ce, de façon concertée. »

Les 249 pages qui passent en revue la faute alléguée de chacune des défenderesses regorgent de références à des documents dont la plupart n'ont pas encore servi  et ne serviront probablement pas comme pièces au dossier de la preuve au procès en recours collectifs commencé en mars à Montréal, lequel a tout de même permis de constituer un impressionnant dossier contre l'industrie.

Plusieurs des 1388 documents dont la production devant la Cour supérieure du Québec est annoncée proviennent de l'Université de Californie à San Francisco, qui gère la banque de documents de l'American Legacy Foundation, un organisme créé entre autres pour mettre à la disposition des chercheurs et des cabinets juridiques la montagne de documents internes que l'industrie a accepté de divulguer en application des ententes à l'amiable de 1998 avec les États américains.

Les actions judiciaires des pouvoirs publics semblent donc prendre l'apparence d'une course à relais multigouvernementale ...contre le même adversaire.

Pour le moment, la seule chose que le Procureur général du Québec réclame, c'est de l'argent.  Dans la requête déposée le même jour devant la Cour du banc de la Reine de l'Alberta par le Procureur général de cette province, celui-ci réclame en toutes lettres que l'industrie se voit obligée par la Cour de mette fin à ses fausses représentations, son marketing trompeur et ses pratiques commerciales injustes.

À l'Assemblée nationale au début de juin 2009, en commission de la santé et des services sociaux, lors de l'examen du projet de loi du ministre Bolduc, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Médecins pour un Canada sans fumée, l'Association pour les droits des non-fumeurs et la Société canadienne du cancer ont encouragé vivement l'État à attaquer de front l'industrie du tabac. L'inaction coûte plus cher que n'importe quelle poursuite.
(vidéo de l'audition des quatre groupes, durée 1h49min) 

Les groupes pro-santé avaient cependant exprimé le voeu que le gouvernement du Québec se fixe d'autres critères de succès pour son action en justice que l'unique obtention de réparations financières, afin qu'une magnifique occasion d'éclairer le grand public ne soit pas perdue et que l'industrie ne puisse pas non plus reprendre sans difficulté ses sinistres pratiques sous d'autres cieux.