vendredi 15 juin 2012

43e jour - 14 juin - L'industrie n'a pas vu venir la loi Lincoln

La Loi sur la protection des non-fumeurs dans certains lieux publics, adoptée à l'unanimité à l'Assemblée nationale du Québec en juin 1986, fut la toute première loi au Canada à avoir interdit de fumer en certains endroits où un non-fumeur est parfois obligé de passer, comme par exemple une salle d'attente d'un cabinet médical, une voiture de métro ou un ascenseur dans un palais de justice.

Celui qui a été le parrain du projet de loi, le ministre de l'Environnement du Québec en 1986, Clifford Lincoln, a déjà précisé, notamment lors d'une interview qu'il accordait à l'été 2008 à l'auteur de ce blogue, qu'il avait fait préparer le projet de loi « dans le plus grand secret », un détail qu'un journaliste peut rapporter dans son article sans en mesurer toute la portée.

Pour qui assistait ces derniers jours au procès des trois grands cigarettiers canadiens en Cour supérieure du Québec, il y a peut-être lieu de louer la précaution qu'avait prise le ministre du gouvernement Bourassa en 1986.

Les grands cigarettiers n'ont pas vu venir le ministre de l'Environnement du Québec alors qu'ils surveillaient pourtant systématiquement et tentaient parfois de prévenir les initiatives des gouvernements fédéral et provinciaux canadiens, des administrations municipales et des entreprises, qu'il s'agisse de la création des tout premiers espaces publics où une interdiction de fumer allait être appliquée, ou qu'il s'agisse de taxation dissuasive, ou de campagnes pour inciter des travailleurs à cesser de fumer.

Avec l'interrogatoire cette semaine de Jacques LaRivière, le spécialiste en relations publiques du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) de 1979 à 1994, la collection désormais publique de mémos et de procès-verbaux de l'industrie, commencée en mars lors du témoignage du relationniste Michel Descôteaux d'Imperial Tobacco Canada, s'est enrichie considérablement.

Cela permet notamment de voir que c'est en 1981-1983, quand René Lévesque était premier-ministre, que les responsables des affaires publiques du CTMC, qui regroupe tous les grands cigarettiers, craignaient le plus l'intervention du gouvernement du Québec.  Les hommes du tabac ont fait de discrètes représentations pour la prévenir.

Un méthodique dépouillement des archives des ministères par les historiens permettra peut-être un jour de déterminer si le lobbying de l'industrie a pesé réellement à l'époque.

En attendant, jetons un coup d'oeil.

Du côté du Développement social ...et de l'Environnement, déjà

Dans un mémo daté du 6 février 1981 (pièce 505), adressé à Jacques LaRivière par Michel Descôteaux, ce dernier rapporte qu'il a transmis à des fonctionnaires provinciaux de la documentation sur la tendance du marché vers les cigarettes à basse teneur en goudron, ainsi que sur l'importance de l'industrie du tabac en termes de dépenses publicitaires et d'emplois, cela dans le contexte d'une possible taxe sur le goudron envisagée par le comité interministériel permanent sur le développement social.

Descôteaux s'y réjouit aussi du départ prochain de la ministre d'État au Développement social, Lise Payette, qu'il tient responsable de la progression de politiques antitabac dans le gouvernement Lévesque.

Un mémorandum du 1er juin 1981, (pièce 506) que Jacques LaRivière expédie aux membres du comité des affaires publiques du CTMC, fait état d'une demande de rencontre d'un porte-parole de l'industrie avec le ministre des Affaires sociales Pierre-Marc Johnson.

Dans un  mémo adressé au comité des affaires publiques en juin 1982 (pièce 507), Jacques LaRivière rapporte la rencontre de la veille de deux hauts dirigeants de l'industrie et de lui-même avec le ministre de l'Environnement Marcel Léger. Le ministre y a répété que son projet de loi n'est pas dirigé contre l'industrie, mais visait à protéger les non-fumeurs.  Le chef de la direction d'Imperial, Jean-Louis Mercier, a fait valoir les inquiétudes de l'industrie.  Le mémo montre que la rencontre les a laissé entières.

Les démarches faites auprès du successeur de Léger à partir de septembre 1982, Adrien Ouellette, ont rassuré le CTMC pour un temps, ce dont témoigne le mémorandum adressé au comité des affaires publiques en avril 1983 (pièce 508).

Jean-Louis Mercier et Jacques LaRivière ont dit au ministre que le projet de loi ne parviendrait pas à tranquilliser les militants antitabac, ce qui n'était pas fou, et qu'il ferait du tort à l'économie québécoise, un argument spécieux mais habile quand le marché du travail et les finances publiques souffraient de la pire récession de l'économie canadienne depuis les années 1930.

Il n'est cependant pas interdit de penser que le même petit groupe de fonctionnaires qui ont manqué leur coup en 1983 soit en partie à l'origine du succès et premier pas historique de 1986.  La mémoire et la ruse ne sont pas l'apanage des barons du marketing.

Le procès-verbal de la réunion du comité des affaires publiques du 29 mai 1986 (pièce 479 Q), qui signale qu'il y a eu une rencontre avec le ministre Lincoln après le dépôt de son projet de loi, montre que l'industrie est alors résignée, faute de pouvoir s'opposer publiquement.

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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

Il y a aussi un moteur de recherche qui permet d'entrer un numéro de pièce à conviction ou un mot-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.