mardi 8 mai 2012

24e jour - 7 mai - Une décision, un mort et la crème glacée

Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve, lisez les instructions à la fin du message d'aujourd'hui.

Hier, un fantôme est venu hanter l'une des compagnies intimées dans le méga-procès en Cour supérieure du Québec, en l'occurrence Imperial Tobacco Canada.

Cela est une conséquence d'un jugement de Brian Riordan rendu la semaine dernière qui a autorisé la production en preuve de certaines pièces au procès en recours collectifs des trois grands cigarettiers canadiens.

Le fantôme s'appelle Robert Bexon.  M. Bexon fut le directeur de la stratégie marketing et de son développement chez ITCL durant une partie des années 1980, avant de continuer sa carrière chez Brown & Williamson, une autre filiale de la multinationale British American Tobacco (BAT) de Londres, filiale basée au Kentucky.

Après que BAT ait liquidé tous les actifs du holding Imasco en dehors de la fabrication de produits du tabac, et pris le contrôle total et direct d'ITCL, Bexon est revenu à Montréal présider la compagnie canadienne, de 1999 à 2004.  M. Bexon est décédé dans un accident de la route au Québec en 2008.

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Dans une lettre manuscrite qu'il adressait à ses supérieurs Wilmat Tennyson et Bill Sanders vers 1985 (la date reste à préciser mais la période ne fait pas l'objet d'un désaccord entre les parties), Bob Bexon écrivait que « comme c'est parti aujourd'hui, et sans mesure corrective, notre industrie disparaîtra dans un futur à moyen terme.» (traduction de l'auteur du blogue) (pièce 266)

Bexon écrivait cela après avoir étudié les premiers résultats d'une grande recherche d'Imperial Tobacco sur les consommateurs intitulée Project Viking. 

L'expert en marketing et futur grand patron constatait que les fumeurs ne tirent plus de plaisir de fumer et ne le font que parce qu'ils sont dépendants.  « Les bénéfices (du tabagisme) sont ceux que les fumeurs associent directement aux effets addictifs de la nicotine.  En conséquence, dans le contexte moderne, ils ne sont pas même vus comme des bénéfices.  Parce que ces bénéfices sont l'effet chimique de la nicotine, les fumeurs les voient comme le reflet de leur propre faiblesse personnelle.  Ils recherchent ces résultats mais n'en sont pas heureux.  Si notre produit ne créait pas la dépendance, nous ne vendrions plus une cigarette dans une semaine en dépit de ses propriétés psychologiques positives.»

Bexon notait aussi que les sensations éprouvées ne transparaissaient même pas dans les descriptions que les fumeurs faisaient de leur expérience.

En contrepartie de ses propos généralement sombres, Bexon affirmait que « la bonne nouvelle est que d'arrêter de fumer est un processus difficile », puis plus loin, que « comme les alcooliques, les fumeurs se rendent compte qu'ils seront toujours des fumeurs et peuvent toujours rechuter».

Le spécialiste du marketing écrivait aussi que « faire quelque chose concernant l'initiation (au tabagisme) est notre plus importante priorité à long terme ».

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Dans une lettre du 20 novembre 1984 à son collègue du marketing Wayne Knox, Bob Bexon estimait que le futur de l'industrie du tabac dépendait de sa capacité à maintenir sa clientèle actuelle et à créer de nouveaux clients.  (pièce 267)

Le spécialiste du marketing croyait que l'action valait mieux que l'inaction et recommandait trois orientations à prendre : infléchir les vues du public sur le tabagisme, introduire sur le marché des produits qui soient une alternative acceptable aux cigarettes de l'époque et à l'abandon du tabac, et « lancer des projets  pour s'assurer de la consommation des produits du tabac par les jeunes ».  Le long rapport de Bexon contenait une analyse approfondie et diverses pistes de solution.

(Il semble que Bob Bexon avait de la suite dans les idées en matière d'innovation commerciale puisque c'est sous sa présidence qu'Imperial a lancé le snus Du Maurier, un produit qui consiste en sachets de tabac.  Le consommateur ne fume pas le sachet mais le glisse quelque part entre ses joues et ses gencives, et le suçote tranquillement.)

La concurrence et la contrebande

Jean-Louis Mercier, l'ancien chef de la direction d'Imperial de 1979 à 1993, a eu du mal à faire croire que sa compagnie vendait toujours ses cigarettes en paquets d'au moins vingt unités.

Quand le procureur des recours collectifs Philippe Trudel a montré certaines analyses internes d'Imperial faisant état du lancement de paquets de 15 cigarettes en juin 1986 et de leur utilité pour favoriser l'expérimentation du tabac par les jeunes, le témoin Mercier a justifié sa compagnie en disant que c'est la concurrence qui avait commencé.  (pièces 266 et 63)

Quand Me Trudel a alors demandé si une telle attitude était morale, l'ancien chef de la direction d'ITCL a alors fait état de la fréquence des ventes à l'unité dans les commerces, pratique qui faisait en sorte que la taille des paquets importait peu.  M. Mercier savait cela par les représentants de sa compagnie auprès des détaillants.

Quand Me Trudel a voulu savoir s'il n'aurait pas été opportun pour l'industrie de cesser de payer les détaillants pour aménager des « power walls » (des étalages criards) de produits du tabac autour de la caisse, Jean-Louis Mercier s'est soudain montré peu familier avec le sujet.  Me Trudel lui a alors demandé s'il n'aurait pas été opportun d'au moins modérer les paiements aux commerces situés près d'écoles, M. Mercier a dit que les détaillants trouvaient déjà les compagnies trop modérées...

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Jean-Louis Mercier a aussi fait valoir que les paquets de 15 cigarettes, malgré leurs prix inférieurs aux paquets de plus gros volumes, ont été concurrencés au début des années 1990 par les paquets vendus sur le marché noir.  (L'ancien patron d'Imperial, qui a pris sa retraite en 1993, donne l'impression de ne pas savoir que sa compagnie a reconnu en juillet 2008 sa culpabilité dans l'alimentation de ce marché noir du début des années 1990.)

Dans le jargon corporatif d'Imperial, comme l'a découvert le juge Riordan hier, la contrebande s'appellait « cross border business », le commerce transfrontalier.  Vers la fin du règne de Mercier, les exportations vers les États-Unis de produits canadiens explosaient mystérieusement.  Le témoin a dit que sa compagnie avait durant quelques mois suspendu ces exportations mais les avait reprises en voyant que les concurrents canadiens profitaient sans vergogne de la situation.

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À deux reprises dans l'après-midi de lundi, en examinant avec le procureur des documents internes de sa compagnie, et en tentant de répondre ou de ne pas répondre aux questions, Jean-Louis Mercier a parlé de dépendance et de crème glacée.

La première fois, il a tenté de faire valoir une différence entre être la dépendance à une drogue dont on ne peut pas se sevrer, et la dépendance à la « crème à glace » qu'il est facile de surmonter.  Selon toute vraisemblance, la dépendance au tabac serait de la seconde catégorie aux yeux du témoin Mercier.

Plus tard, le vétéran de l'industrie du tabac a comparé les cigarettes des années 1950, dont il dit qu'elles contenaient plus de goudron et qui n'étaient pas munis de filtres, avec de la dynamite, parce qu'une bouffée peut vous étourdir.  (M. Mercier a fumé ses premières cigarettes vers la fin des années 1940.)

Les cigarettes actuelles se compareraient plutôt à « de la crème glacée »...??!!

Il faisait soleil et doux à Montréal hier.  Il n'est pas impossible que les pauses aient servi au témoin, comme aux juristes, à rêver de l'été.

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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve et autres documents relatifs au procès des cigarettiers devant la Cour supérieure du Québec, il vous faut

1- d'abord aller sur le site des avocats des recours collectifs à https://tobacco.asp.visard.ca ;
2- cliquer alors sur la barre bleue intitulée « Accès direct à l'information »;
3- retourner lire le blogue et cliquer sur les liens à volonté.
Il y a aussi un moteur de recherche pour accéder à toutes les autres pièces.