jeudi 31 mai 2012

34e jour - 30 mai - Fumée toxique mais si savoureuse

Quand on lui a présenté une liste d'une trentaine de substances contenues dans la fumée du tabac, substances nommées dans un mémo interne de l'industrie daté de mars 1997 (pièce 364), et qu'Andrew Porter s'est fait demander par le procureur Pierre Boivin de nommer celles de ces substances qui n'étaient pas cancérogènes, le témoin, qui a travaillé comme chimiste pour l'industrie du tabac de 1977 à 2007, a facilement admis qu' « elles étaient toutes connues pour être toxiques ou cancérogènes » (traduction de l'auteur du blogue).

Dans cette liste-là se trouvaient notamment l'ammoniac, le benzène, le toluène, le formaldéhyde, le monoxyde de carbone, etc.  Des substances fort utiles dans certains cas pour laver les planchers ou pour remplir des batteries d'automobiles.  La liste ne mentionnait pas le cadmium, le chrome ou le plomb, souvent mentionnées dans d'autres listes de ce genre.

Dans son mémorandum de mars 1997, le chimiste et « manager » Stewart R. Massey appelait la liste en question « Hoffman List », non sans faire sauter un N dans le nom du biochimiste américain d'origine allemande Dietrich Hoffmann, qui a publié dès la fin des années 1950 des articles scientifiques sur les composants toxiques de la fumée du tabac. (Hoffmann est mort en avril 2011, à l'âge de 87 ans.)

La liste citée par Massey avait été utilisée lors d'un procès aux États-Unis l'année d'avant, comme s'il fallait que des tribunaux, qui  ne donnent pas tous l'air d'aimer parler de chimie, puissent lire ce que la fumée du tabac contient de malfaisant, pour que les cadres de l'industrie considèrent pressant de régler le problème.

Lors de son interrogatoire en mai, le témoin Ed Ricard avait dit qu'au moment de sa retraite d'Imperial en 2011, il était en charge d'un programme de réduction des méfaits.  Lors de son interrogatoire d'hier, le chimiste Andrew Porter n'est pas parvenu à trouver ce qu'avait pu être la contribution à la réduction des méfaits d'un homme du marketing comme Ed Ricard.

Rendre la fumée moins irritante

Lors de son témoignage du 19 avril, Jean-Louis Mercier, chef de la direction d'Imperial de 1979 à 1993, avait déclaré que le tabac des cigarettes vendues au Canada était sans additif.

Ce genre d'idée recrute probablement plus d'adeptes dans la haute direction des entreprises cigarettières ou dans les départements de marketing, que chez les chimistes de ces mêmes entreprises.

Difficile de se conter des légendes quand on passe des années, comme Andrew Porter, à étudier des moyens de rendre la fumée des cigarettes moins irritante, ou à modifier le dosage des différents types de nicotine dans la fumée, notamment en modifiant la composition du papier des cigarettes. (pièce 386)

M. Porter a souvent pris soin de distinguer les cigarettes des laboratoires de l'industrie de celles qui sont finalement commercialisées.

En masse d'additifs, la plupart secrets

Reste qu'en 1985, l'industrie canadienne a déjà admis qu'elle utilisait des additifs dans ses produits (pièce 47).  Le Conseil canadien des fabricants du tabac (CTMC) parlait alors des humectants, des agents de préservation et des saveurs.

Pour ne pas dévoiler la liste de la plupart des additifs, le CTMC invoquait le secret commercial des cigarettiers, un peu comme quand PFK invoque la recette secrète de poulet frit du colonel Sanders pour se protéger des concurrents potentiellement imitateurs.

Encore en 2012, la plupart des substances ajoutées au tabac (ou au papier) par l'industrie sont inconnus des gouvernements et des tribunaux canadiens.

Les documents examinés en Cour supérieure du Québec, dans un procès en recours collectifs de plus d'un million de fumeurs, sont, à nouveau, expurgés, au nom du secret commercial.  (pièces 372 et 374)

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L'interrogatoire d'hier a aussi permis de voir à quel point Imperial Tobacco en savait long sur le phénomène de la compensation.  Un écrit d'Andrew Porter passe en revue les recherches faites dans la compagnie entre 1978 et 1994.  (pièce 388)

La tendance que les fumeurs ont, en utilisant des cigarettes à basse teneur en nicotine, à en fumer un plus grand nombre, ou à les fumer plus complètement ou à les fumer autrement, voilà une façon de voir le phénomène de la compensation.


* * * *
Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

mercredi 30 mai 2012

33e jour - 29 mai - Une industrie méfiante de sa propre science



Mesures de l'effet mutagène
de la fumée de six marques
 canadiennes de cigarettes
Le diagramme ci-joint, qui provient d'une recherche menée chez Imperial Tobacco à Montréal, représente la relation entre la quantité d'une substance, ici de la fumée de tabac, quantité mesurée en microgrammes sur l'axe horizontal, et le nombre observé de colonies d'un mutant d'un microbe, ici le microbe de la salmonellose, dont l'abondance des mutations est mesurée sur l'axe vertical.

Bref, plus on expose le microbe à la fumée du tabac, plus on a de cellules mutantes.  (On notera au passage qu'il n'y a pas de différence significative entre la fumée d'une Player's Light d'Imperial, d'une Export A de JTI-Macdonald, ou d'une Mark 10 de Rothmans, Benson & Hedges.)

Qui dit cellules mutantes ne dit pas forcément cellules cancéreuses, mais des résultats de ce genre, disponibles depuis plus de 30 ans dans l'industrie, ne devaient-ils pas allumer une lumière rouge clignotante et sonner l'alarme dans les consciences, au sein de n'importe quelle direction d'entreprise responsable ?

Dans une compagnie comme Imperial Tobacco à Montréal, l'audition d'hier en Cour supérieure du Québec montre qu'il y avait du personnel avec une formation scientifique et des ressources matérielles pour produire de belles et utiles connaissances (Quelques exemples : pièce 357pièce 360), mais personne qui était chargé de diffuser cette connaissance en dehors de cercles restreints de savants du tabac.

Après 33 jours de procès, se trouve ainsi complétée et renforcée l'impression qu'il n'y avait, chez ITCL du moins, aucun dirigeant pour s'intéresser à la recherche scientifique, aussitôt que la connaissance qui en résulte pouvait fournir la moindre idée des méfaits de l'usage du tabac sur les organismes vivants, en particulier des êtres humains.

Le témoignage d'un chimiste de l'industrie

Pourvu d'un doctorat en chimie, Andrew Porter a travaillé dans la recherche chez Imperial à Montréal, de 1977 à 2005.  Il travaille encore comme consultant pour l'industrie.

Il a été interrogé hier par le procureur Pierre Boivin, dont c'était le tour, dans l'équipe d'avocats des recours collectifs, de passer du banc des écrans au front des cahiers-anneaux, et de l'étude silencieuse et stratégique des dossiers à un rôle plus sonore et plus tactique en station verticale.

En examinant avec le chimiste Porter des organigrammes des équipes de recherche au sein de British American Tobacco (BAT), puis plusieurs procès-verbaux de réunions de chercheurs de BAT et de ses filiales, Me Boivin a montré que les ressources humaines et matérielles à la maison-mère étaient encore plus considérables que chez ITCL, et que l'information circulait entre les spécialistes du groupe BAT, y compris dans la filiale canadienne.

Le tribunal aura peut-être aussi noté que le personnel scientifique d'ITCL savait aussi ce qui avait été découvert chez les « concurrents » de BAT, comme R. J. Reynolds (alors propriétaire américain de Macdonald au Canada), ou comme Rothmans.  Contrairement au marketing, la chimie ne semble pas connaître de frontières.

Même s'il n'est pas docteur en médecine, Andrew Porter n'a pas cherché à jouer l'ignorant devant la Cour : le témoin savait que les nitrosamines, que l'on trouve naturellement dans la feuille de tabac et surtout dans la fumée du tabac, ne sont pas seulement des substances mutagènes, mais des substances cancérogènes.

En utilisant, par exemple, des méthodes de séchage des feuilles de tabac qui en défavorisent la fermentation spontanée, on peut diminuer la quantité de nitrosamines, mais pas l'éliminer, a expliqué M. Porter à Me Boivin.

Par divers traitements du mélange de tabac, avec de l'éthanol par exemple, on peut diminuer fortement la teneur de sa fumée en différentes substances toxiques, a fait valoir le chimiste, mais on aboutit finalement à un produit sans saveur, invendable.

Le procureur Boivin a voulu savoir si Andrew Porter avait entendu parler d'un changement de la politique de retention/destruction de documents chez Imperial.  (Cette politique qui s'est traduit par l'expédition de 2000 documents vers l'Angleterre et par la destruction de centaines de rapports de recherche scientifique.)  Le chimiste a répondu à Me Boivin qu'il en avait demandé la raison à ses supérieurs, Stewart Massey et Patrick Dunn, et qu'il n'avait pas compris leurs explications.

Me Boivin a insisté pour savoir si la peur de poursuites judiciaires faisaient partie des motifs.  Le témoin Porter a déclaré que cela faisait partie des motifs invoqués par Stewart Massey.

Le témoignage d'Andrew Porter continue aujourd'hui (mercredi).

Le fédéral confiné au rôle de spectateur

Au début de la matinée, avant qu'Andrew Porter ne comparaisse, Me Maurice Régnier, pour le compte du gouvernement du Canada, avait tenté de faire témoigner M. Murray Kaiserman, aujourd'hui retraité, et qui a été durant plusieurs années un des piliers des programmes de lutte contre le tabagisme à Santé Canada.

Le juge Riordan n'a pas voulu entendre le témoignage de faits de Murray Kaiserman, qui reviendra cependant comme témoin expert dans le procès, vraisemblablement à l'automne.

mardi 29 mai 2012

32e jour - 28 mai - Témoins réticents ou mal à l'aise

Au procès en recours collectifs des grands cigarettiers canadiens en Cour supérieure du Québec, la journée de lundi a commencé par un interrogatoire extrêmement bref du conseiller juridique en chef d'Imperial Tobacco Canada Limitée de 1972 à 1999, Roger Ackman.  Le témoin, qui fut aussi membre du comité de direction de la compagnie, était auparavant comparu devant le tribunal de Brian Riordan durant trois jours complets au tout début d'avril.

Le tribunal a ensuite entendu Jacques Woods, un ancien spécialiste en marketing d'Imperial.

Encore ces « damnés » documents détruits

En avril, les procureurs des recours collectifs ont notamment mis en évidence le différend que Roger Ackman avait eu au début des années 1990 avec le vice-président à la recherche et au développement à l'époque, Patrick Dunn.  Le différend portait sur la politique de destruction de documents appliquée dans la compagnie de la rue St-Antoine à Montréal.

Ce n'est qu'en mai dernier, à la suite d'une décision du juge Riordan du même mois, qu'a été versée comme pièce au dossier de la preuve au présent procès la relation adressée par Roger Ackman au conciliateur Roger Martin à propos de son différend avec Patrick Dunn.

Interrogé hier par le procureur Gordon Kugler des recours collectifs, Me Ackman n'avait plus le moindre souvenir d'avoir rédigé un récit adressé en 1994 à Roger Martin, ni d'explication à fournir sur l'absence des six premières pages du message télécopiée à la firme (Monitor Corporation) de Roger Martin qui contenait la confession contemporaine et parallèle de feu Patrick Dunn.

Il n'y a pas eu hier de question posée concernant la signification des initiales R. A. ou de l'annotation « R. A. has » sur certains documents (examinés lors de l'interrogatoire de Mme Carol Bizzarro le 16 mai dernier) qui montraient l'avancement graduel du long et fastidieux processus d'examen et de destruction ou d'expédition à British American Tobacco de plusieurs rapports de recherche qu'ITCL avait décidé en 1988 de ne plus conserver au Canada.  L'équivalent de plusieurs rayons de la bibliothèque placée sous l'autorité de Mme Bizzarro ont été expédiés entre 1989 et 1993 à l'étranger ou vers la déchiqueteuse du cabinet juridique Ogilvy Renault.

Rappelons qu'à l'hiver 1994, le département de la recherche et du développement composait, avec difficulté d'après Patrick Dunn, avec le besoin de faire venir certains documents de Grande-Bretagne, parce qu'ils n'étaient plus disponibles à Montréal.

Une industrie, des universitaires, et un sein

Le procureur André Lespérance a mentionné hier matin que la partie demanderesse souhaitait maintenant faire comparaître Roger Martin, mais que celui-ci était récalcitrant.  Me Lespérance n'a pas dit pourquoi.  Ce que notre collègue blogueuse Cynthia Callard a découvert hier soir sur Internet, c'est que M. Martin est maintenant le doyen de l'École Rotman de management de l'Université de Toronto. 

Roger Martin est loin d'être le premier ou le seul universitaire à avoir durant sa carrière rendu des services à l'industrie du tabac, en toute légalité, mais sans être excité à la perspective que cela se sache.  C'est ainsi que le 15 mai dernier, comparaissait devant le juge Riordan l'historien David Flaherty, professeur émérite retraité de l'Université de Western Ontario, avec un curriculum vitae typiquement universitaire (long), mais muet sur certains détails.

En 1988, le professeur Flaherty, qui s'était lancé avec quelques étudiants-chercheurs dans des travaux soutenus financièrement par les cigarettiers canadiens, faisait état du progrès de la recherche, dans un document dont les avocats de l'industrie, Suzanne Côté, Simon Potter et Guy Pratte, ont cherché cet année à empêcher le dépôt en preuve devant la Cour supérieure du Québec.

Ledit rapport préliminaire de recherche est depuis plusieurs années accessible en ligne, du fait d'un procès aux États-Unis qui avait débouché sur sa publication.  Vous l'avez peut-être parcouru après avoir cliqué sur un hyperlien de notre édition du 29e jour.

Eh bien, bonne nouvelle, le rapport Flaherty fait désormais partie des centaines de pièces au dossier de la preuve que le juge Riordan s'autorise lui-même à lire ou à relire, si jamais il trouve cela utile, avant de rédiger son jugement final.

L'honorable Brian Riordan a pris sa décision de rejeter le savant réquisitoire des avocats de l'industrie, en s'appuyant sur diverses considérations juridiques et pratiques, et en faisant une allusion directe à une célèbre tirade de Tartuffe, dans la pièce éponyme de Molière, « couvrez ce sein que je saurais voir ».

Un colosse mal à l'aise

Jacques Woods, un gaillard tranquille qui dépasse de presque une tête la plupart des hommes dans la salle d'audiences, est entré au service d'Imperial en 1974, au sortir de ses études universitaires, à 24 ans, et il a quitté la compagnie et l'industrie du tabac en 1984.

Le témoin travaillait au département du marketing quand fut lancée la désormais célèbre Player's légère, au milieu des années 1970.  Il en connaît encore très bien le positionnement, par rapport à la marque Du Maurier par exemple.

Comme avec le spécialiste en marketing Anthony Kalhok, il a été question, lors de l'interrogatoire, de l'utilisation de l'image des chevaux dans la publicité.  M. Woods a expliqué à quel point l'image du cheval avait été utile au positionnement de la marque Marlboro, numéro 1 mondial des marques de cigarettes.  Les marketeurs de Player's ont aussi fait vibrer cette corde du cheval, symbole de puissance et de liberté, et plus généralement la corde des activités du plein air.

Parti d'ITCL il y a 28 ans et n'ayant pas occupé de très hautes fonctions, le témoin Woods n'avait pas de croustillantes révélations à faire sur ce qui s'est dit, ou écrit, ou fait, dans l'entreprise.

Par contre, il se rappelle clairement ce qu'on n'y entendait pas : l'expression de soucis par rapport au constat, renouvelé dans plusieurs études de marketing (exemple), que les jeunes commencent à fumer vers l'âge de 12 ans; l'expression d'une quelconque intention de la compagnie ou de l'industrie de prévenir la jeunesse des méfaits du tabagisme; l'expression d'une intention de ne pas se servir de la connaissance acquise sur le comportement des jeunes pour développer le marché.  Durant son passage dans l'entreprise, le témoin n'a pas senti d'évolution des perceptions du risque sanitaire du tabac qu'avaient ses collègues.

M. Woods a déclaré que la promotion de l'usage du tabac auprès des jeunes était contre ses principes personnels, mais il a admis qu'à l'époque, il considérait cependant cette consommation comme un fait, un fait contre lequel il jugeait qu'il ne lui servait à rien de s'indigner.

Sur une étude du tabagisme juvénile examinée hier avec le procureur Bruce Johnston, un document daté d'octobre 1977, Jacques Woods a griffonné une question qu'il se posait : pourquoi colliger des renseignements dont on ne compte pas se servir ?

Pendant quelques années, M. Woods a aussi travaillé au sein d'un groupe de planification stratégique en étroite collaboration  avec feu Robert Bexon, un autre spécialiste en marketing et l'homme qui devait présider la compagnie entre 1999 et 2004.  Woods a admis qu'il était du nombre des collègues de Bexon à qui ce dernier imposait de temps en temps le déchiffrement de son écriture manuscrite.

Des documents produits en preuve devant le tribunal depuis le début du procès montrent que Bexon n'était pas le genre de cadre d'ITCL à se priver d'utiliser, pour développer le marché, toutes les connaissances issues des recherches du département de marketing ou de firmes de consultants.  (exemple)

M. Bexon est décédé en 2008 dans un accident de la route, sans avoir longtemps profité de sa retraite.

Quant au patron commun de messieurs Bexon et Woods dans les années 1980, il s'appelait Wayne Knox.
Certains le disent mort, M. Woods le croyait en Thaïlande, dans tous les cas, il n'est pas disponible non plus.


vendredi 18 mai 2012

31e jour - 17 mai - HUIS CLOS

Jeudi matin, Imperial Tobacco avait mobilisé des forces fraîches pour convaincre le juge Brian Riordan de la nécessité, non pas seulement de rendre une ordonnance de non-publication des débats entourant l'examen de certaines pièces au dossier de la preuve, mais de faire cet examen à huis clos.

Me Silvana Conte et Me Nancy Roberts, les deux avocates supplémentaires dépêchées par ITCL au procès de Montréal, souhaitaient même que leur réquisitoire soit entendu à huis clos, afin d'éviter elles-mêmes de révéler « par inadvertance » des renseignements.

Le juge Riordan a refusé de suivre les avocates d'Imperial sur cette piste, et leur a imposé de commencer leur exposé et de le pousser le plus loin possible.

Il a été fait notamment référence à un jugement du 26 avril 2002 de la Cour suprême du Canada, que Me Conte et le juge ne semblent pas lire tout à fait de la même façon.

Beaucoup plus tard, le magistrat a fini par déclarer qu'il voulait lui-même poser des questions sur la nature des renseignements à protéger du regard public, et il a décidé, un peu avant la pause du midi, que le tribunal allait siéger à huis clos, essentiellement pour obtenir réponse à ses questions.

Le juge a pris sa décision après avoir aussi entendu le point de vue de Me André Lespérance, qui avait plaidé pour le compte des recours collectifs.  L'avocat avait fait valoir et proposé des moyens qu'il croit aptes à satisfaire la défense tout en diminuant le moins possible le caractère public que doit avoir un procès dans le système de justice québécois, comme dans n'importe quelle juridiction.

Ce que le public a eu le droit d'entendre alors que s'appliquaient encore les règles ordinaires du procès, c'est la prétention d'Imperial Tobacco que le but essentiel de sa requête était d'empêcher les compagnies concurrentes d'avoir un accès à des renseignements qui lui serait préjudiciable.

Il s'agit pourtant souvent de données concernant les croyances des fumeurs au sujet des méfaits du tabagisme.  La semaine dernière, ITCL a même voulu jeté un voile sur des renseignements vieux de 30 ans.

Ironiquement, quand elle contestait la loi fédérale sur le tabac de 1997 devant les tribunaux, dans les années 1997 à 2007,  l'industrie prétendait que l'interdiction de plus en plus complète de la publicité des produits du tabac allait empêcher les cigarettiers de se concurrencer, une concurrence qui était présentée comme un immense bienfait.

D'autre part, il semble que 15 ans d'application interrompue de la Loi sur le tabac n'ont pas encore fait disparaître la concurrence, et il faudrait croire que ce sont les concurrents plutôt que les pouvoirs publics qu'Imperial craint d'armer.  Hum.


Blogues, banque de pièces au dossier et transcriptions

Outre le juge, la greffière, la sténographe et le huissier, les avocats des cabinets juridiques engagés dans la cause, y compris (oui, oui) ceux des deux grands cigarettiers concurrents d'Imperial Tobacco sur le marché canadien, sont donc restées dans la salle d'audience une fois le huis clos au nez du public.

Ces avocats sont évidemment tous tenus de par leur serment d'office de ne révéler à personne ce que le huis clos est censé protéger.  Ont aussi été admises à rester, des personnes qui avaient prêté un serment de confidentialité.

Ce n'était naturellement pas le cas des auteurs des blogues Eye on the trials et Lumière sur les procès du tabac, qui sont donc les deux seuls individus présents que le huis clos aura permis d'exclure provisoirement de la salle d'audiences 17.09 du palais de justice de Montréal.

( Ce n'était pas une affaire de toge.  :-)  En l'absence de témoins à interroger, le juge avait recommandé mercredi à l'équipage d'avocats du  procès de mettre les toges de côté jeudi. )

Une conséquence plus grave d'une séance à huis clos est que des documents examinés par le tribunal de Brian Riordan n'aboutissent pas dans le dossier de la preuve, dossier auquel ont accès les avocats du monde entier, et notamment ceux des gouvernements provinciaux canadiens qui préparent le lancement ou la relance de leur poursuite contre l'industrie.  Ces poursuites visent à de recouvrer le coût des soins de santé additionnels rendus nécessaires par l'épidémie de tabagisme.

Dans le cadre d'une séance de procès à huis clos, la transcription sténographique des débats informe peu.

L'épisode du huis clos s'est terminé vers 16h30.

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La semaine prochaine, aucune audience n'est prévue au procès.  L'honorable Brian Riordan en profitera pour avancer dans ses lectures, et pour écrire certains jugements que les parties ont hâte de connaître.

Le 28 mai, M. Roger Ackman, un ancien conseiller juridique en chef d'Imperial, recomparaîtra devant le tribunal.  Il devrait être suivi par d'autres cadres de la même compagnie, en mai et en juin.

Les 20 et 21 juin, les procureurs des recours collectifs espèrent interroger un ancien vice-président à la recherche et au développement de Brown & Williamson aux États-Unis, le chimiste Jeffrey Wigand.  En tant que filiales de British American Tobacco, B&W et ITCL partageaient bien des secrets.

jeudi 17 mai 2012

30e jour - 16 mai - L'employée du mois



Ce n’est probablement pas dans de grandes organisations hiérarchisées, en particulier des compagnies de tabac, qu’on doit s’attendre à découvrir le milieu de travail le plus favorable à l’expression d’un esprit critique ou d’une curiosité intellectuelle, en particulier chez quelqu’un qui a gravi les échelons ou simplement cherché à se creuser une niche confortable.

Dans un procès au civil contre des compagnies «vendant un produit légal » (comme on l’entend souvent dire par l'industrie), les témoins Michel Descôteaux, Roger Ackman, Jean-Louis Mercier ou Ed Ricard, savaient que s’il leur arrivait d'avouer une faute d'Imperial Tobacco en disant « toute la vérité » sur les pratiques de leur entreprise, ils ne risquaient nullement la prison ou même une amende.

S’ils n'ont pas dit toute la vérité devant le tribunal de Brian Riordan, il resterait à envisager plusieurs explications. L'une de ces explications, c'est que ces témoins soient parvenus à se dissimuler la vérité durant toute leur carrière et soient réellement devenus incapables d’en parler, comme si on les avait reformatés.

Mme Carol Bizzarro, le témoin d’hier, était un témoin comme plusieurs autres entendus dans ce procès, sinon qu'elle était, au moment de sa retraite, restée trop bas dans la hiérarchie d'Imperial Tobacco pour avoir été impliquée dans la décision stratégique d'expédier une masse de documents vers la déchiqueteuse ou vers British American Tobacco, et qu'elle était montée trop haut pour savoir ce que ses subordonnées, en particulier la bibliothécaire et son équipe, faisaient à l'époque.

En conséquence, Mme Bizzarro ne savait pas grand chose, en plus de ne pas se souvenir.

À un moment donné durant l’interrogatoire, alors que le procureur des recours collectifs André Lespérance avait commencé avec le témoin l’examen d’une série de documents où il était question de « research report » et de « visit report », le juge Riordan a innocemment demandé ce qu’était un « visit report », et il s’est entendu répondre « Je ne sais pas si la bibliothèque en avait. »

Avec pour une rare fois un soupçon d’impatience, qui a été remarqué, le juge a souligné à Mme Bizzarro que ce n’était pas ce qui lui était demandé, et il a reposé sa question. La réponse à cette question, comme à celles de l'avocat Lespérance, a finalement laissé tout le monde sur sa faim.

En ce sens, si Imperial Tobacco avait voulu un témoin inoffensif pour l'entreprise, il aurait choisi Carol Bizzarro. Une fois qu’il se fut aperçu que son témoin n’allait pas pouvoir répondre aux questions qu’il avait préparées, le procureur André Lespérance a mis fin à l’interrogatoire plus vite que prévu.

Ce n'est pas encore cette fois-ci qu'on en saura davantage sur les coutumes et les silences qui avaient cours dans la compagnie de cigarettes de la rue St-Antoine à Montréal.

Avec ses cheveux blond platine, ses grands cils noirs et brillants, et surtout son ton presque implorant de victime, Mme Bizzarro paraissait sortir d'une époque où les hommes parlaient volontiers du « sexe faible » et le regardait avec une condescendance amusée, pendant que des femmes aimaient laisser les hommes croire à leur faiblesse congénitale.  Dans les palais de justice, où les avocates battantes et les magistrates sont loin d'être une denrée rare, cette époque semble révolue.  Mais chez Imperial Tobacco ?  Qui sait ?

*
Grâce à une entente (petit moment de grâce) avec les défenseurs, les procureurs des recours collectifs Philippe Trudel et André Lespérance ont profité du temps laissé libre hier après-midi pour déposer en preuve une flopée de documents.  Ils sont enregistrés comme pièces au dossier de la preuve sous les numéros 329 à 426.

Me Suzanne Côté pour Imperial, Me Jean-François Lehoux pour Rothmans Benson & Hedges, et Me Catherine McKenzie pour JTI-Macdonald ont soulevé des objections, mais sans ralentir la procédure.

Certains des documents sont des rapports de recherches scientifiques identifiés dans le répertoire de fiches de la bibliothèque d'Imperial Tobacco (pièce 319D); d'autres documents concernent des réunions de conseillers scientifiques du groupe BAT ou des réunions et décisions du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC).

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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut
1) aller sur le site de la partie demanderesse https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
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mercredi 16 mai 2012

29e jour - 15 mai - Secret professionnel et coup de théâtre

En 1988, trois firmes d’avocats, agissant pour le compte d’autant de grandes compagnies de tabac canadiennes, parmi lesquelles Imperial Tobacco et RJR-Macdonald (aujourd’hui JTI-Macdonald), ont commencé de subventionner David H. Flaherty, alors professeur d’histoire à l’Université de Western Ontario, pour produire un rapport de recherche sur la connaissance des méfaits sanitaires du tabac que possédaient les Canadiens ordinaires à différentes époques.

On ne pourra cependant pas connaître en détail la genèse de cette entreprise, connue sous le nom de Four Seasons Project dans certains documents brièvement examinés au tribunal depuis le début du procès actuel.


Secret de fabrication

Puisque la recherche de l’historien Flaherty lui avait été commandée par les cigarettiers par le truchement de cabinets d’avocats, pour une raison officielle qui reste énigmatique, les défenseurs actuels des compagnies invoquent maintenant le secret protégeant le travail des avocats (et de leurs experts) pour empêcher une production du rapport de recherche à un moment qui ne leur convient pas, aussi bien que pour empêcher que le tribunal examine, entre autres, une lettre de 45 pages du professeur Flaherty qui faisait état en septembre 1988 des premiers pas de la recherche.

Or, le public du monde entier peut déjà lire cette lettre sur le site de l’Université de Californie, parce qu’elle a été versée comme pièce au dossier de la preuve lors d’un procès aux États-Unis.

En fin de compte, la seule personne au monde qui est empêché de lire cette lettre, qui concerne une recherche sur les connaissances des Canadiens, est le juge canadien Brian Riordan.

Le blocus d’hier des Suzanne Côté, Guy Pratte et Simon Potter, pour le compte des trois compagnies actuellement en procès, a cependant si bien réussi que l’interrogatoire du professeur Flaherty par le procureur André Lespérance des recours collectifs, commencé et terminé hier après-midi, a été de loin le plus court de tout ce procès jusqu’à présent.

Le témoin Flaherty a eu le temps de dire que sa collaboration avec les cigarettiers l’avait mené à préparer une documentation utilisée lors d’une poursuite d’un particulier en Colombie-Britannique en 1988, une poursuite en dommages et intérêts abandonné depuis lors.

Des questions qu’André Lespérance voulait poser sur le projet Four Seasons resteront cependant sans réponses.  Le juge Riordan a gentiment congédié le professeur.

Le court interrogatoire a été suivi d’un débat, imprévu à l’horaire d’hier, mais préparé d’évidence par les deux parties, et qui devait avoir lieu tôt ou tard.

Cachez ces préparatifs que je ne saurais révéler

Me Lespérance a soutenu que la recherche de longue haleine de l’historien Flaherty lui avait été commandée en vue d’un témoignage d’expert lors d’un possible litige devant les tribunaux canadiens, ce qui serait une preuve que les cigarettiers se préparaient effectivement à un litige, et cela à l’époque même où Imperial Tobacco discutait à l’interne et avec British American Tobacco, puis adoptait et appliquait sa désormais célèbre et embarrassante Politique de rétention/destruction de documents.

Le problème pour ITCL est que ses défenseurs, en livrant avant hier une série de documents à la partie demanderesse, ont répété que cette politique de rétention/destruction n’avait aucun rapport avec la préparation ou la crainte d’un litige judiciaire.   Évidemment, s’il ne s’agissait que de désencombrer des tiroirs de classeurs, la commande passée à la même époque au professeur Flaherty ne serait qu’une coïncidence.

Lors du débat d’hier, Me Suzanne Côté, pour le compte d’Imperial Tobacco, a dit que le secret protégé par le privilège avocat-client suivait les avocats dans leur tombe.  La formule avait son petit côté dramatique, et plusieurs juristes ont souri, peut-être même la plaideuse, observée depuis le fond de la salle.

De son côté, Me Guy Pratte, pour le compte de JTI-Macdonald, a fait valoir, avec sa chaude voix de contrebasse mais d’un ton qui n’admettait guère de réplique, que la divulgation d’un document dans une juridiction, celle d’un État américain par exemple, ne mettait pas nécessairement fin à la protection du privilège avocat-client dans toutes les autres juridictions, celle du Québec en l’occurrence.  Me Pratte a laissé entendre que la divulgation d’un document par ordre d’un tribunal n’équivalait pas à une renonciation à l’exercice du privilège.

Quant à Me Simon Potter, il s’est employé à démontrer que la distinction faite par Me Lespérance entre le privilège avocat-client, permanent, et le privilège du secret lié à la préparation d’un litige, qui serait temporaire, était sans valeur dans le régime du droit civil québécois, distinct du système de la common law en vigueur dans le reste du Commonwealth et aux États-Unis.  Pour Me Potter, le droit québécois ne connaît que le concept du secret professionnel, sans faire de distinction.

Comme l’a remarqué ma collègue Cynthia Callard dans son blogue, David H. Flaherty aurait peut-être goûté toute cette discussion entre les juristes, lui qui a été, de 1993 à 1999, chargé par l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique de veiller sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée dans cette province, et dont une partie des recherches comme universitaire ont porté sur l’histoire du droit.  M. Flaherty, dont la carrière d’enseignant à London, en Ontario, est désormais terminée, réside maintenant en Colombie-Britannique.

En finissant par le début de la journée

Dans la matinée d’hier, deux procureurs des recours collectifs, Philippe Trudel puis Bruce Johnston ont terminé provisoirement l’interrogatoire du stratège en marketing Ed Ricard, avant d’envoyer ce témoin chercher et lire une documentation que son interrogatoire devait originalement permettre de produire et d’examiner.

Plusieurs documents portant sur la contrebande du début des années 1990 ont reçu un numéro de pièce mais ont été mis sous réserve par le juge Riordan.  Le sujet de la contrebande continue de sentir le souffre.

Il y a tout de même eu notamment un examen d’un mémorandum de mars 1991 envoyé par Ed Ricard à plusieurs cadres d’ITCL.  Dans ce texte (pièce 270), M. Ricard prédisait que les hausses des taxes déboucheraient sur une augmentation des ventes dans les boutiques hors-taxes et des exportations.

Le procureur Bruce Johnston a demandé au témoin s'il savait à l'époque que les cigarettes exportées ou vendues dans les zones hors-taxes revenaient au Canada pour y alimenter le marché noir.  Après quelques réponses indirectes, le témoin a reconnu que sa compagnie savait que lesdites cigarettes étaient finalement vendues au Canada.

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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve et autres documents relatifs au procès des cigarettiers devant la Cour supérieure du Québec, il vous faut

1- d'abord aller sur le site des avocats des recours collectifs à https://tobacco.asp.visard.ca ;
2- cliquer alors sur la barre bleue intitulée « Accès direct à l'information »;
3- retourner lire le blogue et cliquer sur les liens à volonté.
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mardi 15 mai 2012

28e jour - 14 mai - Ados fumeurs, confidentialité, privilèges, etc.

C'est par l'aval que la société québécoise, comme d'autres sociétés, a commencé par s'attaquer au problème de santé publique que constitue le tabagisme.

Par l'aval, c'est-à-dire en essayant d'aider les fumeurs à arrêter de fumer et en tentant de protéger les non-fumeurs. Puis, les pouvoirs publics ont cherché de plus en plus à s'en prendre à la source du problème : le recrutement de tant de personnes humaines dans une dépendance qui les diminue physiquement peu à peu et raccourcit leur existence.

Comme on pouvait s'en douter, les cigarettiers étudiaient sous toutes ses coutures le tabagisme chez les adolescents, plusieurs années avant que les pouvoirs publics subventionnent des programmes de dénormalisation des produits du tabac, en particulier auprès des adolescents, et même avant que soient votées les premières lois pour restreindre la publicité de ces produits, ou les commandites d'événements.

Au fil de l'actuel procès des cigarettiers en Cour supérieure du Québec, particulièrement au cours des deux dernières semaines, les procureurs des recours collectifs ont tenté de faire verser dans le dossier des pièces en conviction de forts beaux documents internes des compagnies de tabac.  Tenté et souvent réussi.

Le processus serait sûrement plus captivant et instructif si le témoin des derniers jours, Ed Ricard, qui a travaillé chez Imperial Tobacco de 1982 à 2011, dont une partie de ce temps au département du marketing, s'était donné la peine de lire une plus grande part des documents que la partie demanderesse lui avait demandé de lire avant de comparaître; si sa réponse était plus souvent davantage qu'un commode « je ne sais pas » ou un « je ne me souviens pas »; ou si la question de la confidentialité de certains documents était moins souvent invoquée par lui ou les avocats d'ITCL.

Intérêt pour le tabagisme des adolescents

Nous reviendrons plus loin sur cette question de la confidentialité.  N'empêche que plusieurs documents rendus publics témoignent d'eux-mêmes des connaissances dont disposait le cigarettier de la rue St-Antoine à Montréal.

C'est le cas, par exemple, de cette Étude d'exploration qualitative du marché  des jeunes fumeurs québécois (pièce 304 au dossier de la preuve), réalisée par une boîte de consultants auprès d'élèves d'écoles secondaires en 1978, soit vingt ans avant l'adoption par l'Assemblée nationale de la Loi sur le tabac.  On peut aussi mentionner Les jeunes face à la cigarette: exploration qualitative de leurs comportements et de leurs attitudes, datée de 1982 (pièce 306).

Dans Youth Target 1987 Detailed Tabulations, un survol des statistiques directement produit par le service du marketing d'Imperial, on peut voir la relation entre les croyances et attitudes des jeunes fumeurs et la pertinence pour l'industrie de commanditer diverses activités.  Ce document (pièce 309), comme les deux autres, portait un nom de code CRY suivi d'un numéro (CRY pour Consumer Research on Youth).

S'agissant du « ciblage » des adolescents, des documents plus compromettants, discutés au tribunal mercredi dernier, ne sont pas encore accessibles au public de la salle d'audiences et aux internautes.


Baisse des taxes et profits plus juteux 

Imperial Tobacco a beaucoup profité de la baisse radicale des taxes sur les produits du tabac décidée par les gouvernements fédéral et provinciaux en février 1994, pour contrer un marché noir alors florissant, un marché noir dont les grands cigarettiers se plaignaient alors amèrement, et dont elles ont reconnu en 2008 et 2011 avoir été les empressés complices.

Une analyse produite par Ed Ricard, dont la formation n'est pas seulement en marketing mais aussi en finance, explique de la façon suivante le bond dans les profits d'ITCL en 1994 : plus de personnes ont commencé à fumer qu'en 1993 (époque de la contrebande florissante); le taux d'abandon a chuté; et des anciens fumeurs ont recommencé à fumer. pièce 311

Les grands cigarettiers canadiens ont aussi davantage profité de la baisse de taxes de 1994 que les petits fournisseurs, les premiers accroissant immédiatement leur part de marché par comparaison aux seconds, de 92,7 % en 1992 à 97,9 % avant la fin de 1994.

Confidentialité, immunité parlementaire

Jeudi prochain, les avocats plaideront devant le juge Brian Riordan à propos de la nécessité ou non d'examiner certains documents suivant une procédure qui en protégerait plus radicalement la soi-disant confidentialité, ce qui pourrait aller jusqu'à une séance de débat à huis clos, comme dans les Parlements lors des guerres.

En parlant de Parlement, il faut mentionner qu'il y a un témoignage de Jean-Louis Mercier, un ancien chef de la direction d'Imperial, devant une commission sénatoriale à Ottawa en 1988, que les procureurs des recours collectifs voudraient bien produire devant le tribunal de Brian Riordan.  Des avocats des cigarettiers prétendent que le lieu du témoignage de Mercier le met à l'abri d'être utilisé contre sa compagnie dans un procès.

Il demeure que cette soi-disant immunité n'a pas empêché les tribunaux québécois d'admettre des documents parlementaires en preuve, lors de la contestation par les cigarettiers de la Loi réglementant les produits du tabac (loi fédérale), entre 1989 et 1995. 


Le secret professionnel et un nouveau témoin à venir cet après-midi

Aujourd'hui, les procureurs des recours collectifs voudraient interroger l'historien David Flaherty à propos de sa participation au Four Seasons Project.

Dans un document daté de septembre 1988, disponible sur le site de l'Université de Californie, on peut voir que les travaux de l'historien pour le compte de l'industrie concernaient le degré de connaissance qu'avait le grand public du danger des produits du tabac, à différentes époques.

Me Deborah Glendinning, avocate d'Imperial Tobacco, a fait part hier de son avis que le secret professionnel de l'avocat devrait couvrir le témoignage du professeur Flaherty.

Demain (mercredi), les procureurs des recours collectifs espèrent interroger une cadre qui avait sous sa responsabilité les bibliothécaires d'Imperial, Mme Bizzarro.



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vendredi 11 mai 2012

27e jour - 10 mai - Chicanes internes et études de marketing détruites

Le mardi 3 avril dernier, lors de la deuxième journée de témoignage de Roger Ackman, le conseiller juridique en chef d’Imperial Tobacco de 1972 à 1999, un intéressant document était par inadvertance apparu longuement sur les écrans de la salle d'audiences 17.09 du palais de justice de Montréal.

L'écrit daté de janvier 1994 était l’œuvre du chimiste Patrick Dunn, alors le vice-président à la recherche et au développement d'ITCL, et permettait de connaître l'existence de son différend avec l'avocat Roger Ackman à propos de la destruction de rapports de recherches scientifiques survenue en 1992.

Depuis hier (10 mai), en vertu d'une décision de la semaine dernière du juge Brian Riordan, l'écrit en question est versé comme pièce au dossier au dossier de la preuve au procès des cigarettiers, et se trouve donc enfin accessible à la presse et au grand public.

Et on connaît maintenant la pensée de Roger Ackman, écrite dans le même style.

Il semble que le différend entre les deux hommes était assez sérieux pour que la compagnie les ait référés tous deux à une sorte de conciliateur externe, Roger Martin, à qui ils ont livré leurs pensées et le récit de leurs échanges.

Par chance, ce qui a été envoyé à ce Roger-là n'est pas passé dans la déchiqueteuse à un moment ultérieur, ...peut-être parce que British American Tobacco (BAT) à Londres n'avait pas de copie de tout cela.

Pour ce que cela révèle sur des événements survenus chez le plus grand fournisseur de cigarettes du marché canadien, -- le plus grand fournisseur à l'époque et encore maintenant --, il peut valoir la peine de s'attarder au contenu des deux récits, ce que nous ferons un petit peu plus loin (point 1).

Mais il faut tout de suite dire que l'autre révélation de la journée d'hier, c'est que les documents dont Imperial Tobacco s'est débarrassé en 1992 avec l'aide d'avocats externes n'étaient pas seulement des rapports de recherche sur les effets cancérigènes de la fumée du tabac sur les souris, ou sur d'autres recherches du genre.

Des études de marketing sont aussi passés par la déchiqueteuse.

Et dans ce cas, on peut se demander si des originaux existent quelque part.  Il n'y avait pas nécessairement une sorte de Patrick Dunn dans la division du marketing de l'entreprise pour s'en soucier.

Ce que le cigarettier voulait dissimuler aux regards indiscrets, on ne le sait pas encore et on ne le saura peut-être jamais complètement, mais le public raréfié du procès en a eu hier et avant-hier un aperçu (voir le point 2), à l'occasion de la comparution de M. Ed Ricard devant le juge Riordan.

Au point 3 de notre bulletin d'aujourd'hui, nous parlerons de ce qui va se passer à la Cour d'appel du Québec concernant le procès des cigarettiers devant la Cour supérieure du Québec.

1. Un chimiste aux prises avec les avocats

Patrick Dunn est aujourd'hui décédé.

Dans le procès actuel, toute une correspondance interne entre des cadres d'ITCL, et entre des cadres de cette compagnie et de la multinationale BAT, a été produite depuis mars au sujet de la politique de rétention/destruction de documents.  Ces pièces au dossier donnent à penser que Dunn fut le plus gros grain de sable dans le rouage, durant toute la période où a été discutée puis appliquée ladite politique.

Le vice-président à la recherche et au développement était essentiellement préoccupé de deux choses.

Un premier souci, pratique, était celui de l'efficacité du travail de ses collaborateurs, obligés de faire venir d'Angleterre, par télécopieur ou par la poste, des rapports de recherche qu'ils trouvaient utiles de consulter.

(Cette histoire se passe dans la première moitié des années 1990, avant la popularisation des premiers logiciels de téléchargement de documents numérisés via les lignes téléphoniques, c'est-à-dire avant l'apparition de ce qui vous permet, entre autres, de lire ce blogue depuis la Suisse ou la Russie.)

M. Dunn se demandait si des avocats accepteraient de travailler eux-mêmes dans de pareilles conditions.

Le second souci principal de Dunn était qu'il serait, en conséquence de la politique décidée par le comité de direction d'Imperial lui ordonnant de trier les documents à conserver et ceux à détruire, l'homme obligé un jour de justifier devant une cour de justice la destruction d'un ou de plusieurs documents.

Pour Dunn, un an et demi après les événements, il ne semble pas que cela faisait une différence significative que ce soit des copies ou les originaux qui soient passés (et doivent encore passer à cette date ?) dans la déchiqueteuse.

Cette distinction est aujourd'hui encore l'essence de la défense d'Imperial Tobacco Canada et de son ancien conseiller juridique externe Simon Potter (aujourd'hui procureur d'une autre compagnie de tabac).

Dans sa « confession » de 1994 à Roger Martin, Patrick Dunn écrivait : « Il (Roger Ackman) pense que les avocats ont un monopole en matière de normes professionnelles et qu'ils sont la loi elle-même.  Le clou de cette histoire merdique est que je suis celui à la barre des témoins en Cour, pas les avocats ».(pièce 102)

Le chimiste n'est finalement jamais paru devant une cour de justice à propos de cette affaire.

Dans sa confession-miroir de 1994 à Roger Martin, Me Roger Ackman se plaint surtout que sa discussion récente avec Dunn, sur un sujet qu'Ackman croyait clos, ait lieu en présence de personnes qui n'étaient pas censées être mêlées à cette discusion.  (pièce 102-B)

Roger Ackman a comparu brièvement devant le tribunal de Brian Riordan au début d'avril.  Son titre de témoin le moins coopératif peut encore être ravi par un autre témoin.

Reste que les avocats des recours collectifs ont déclaré à la Cour leur intention de le rappeler à la barre, ...en espérant peut-être que la sélectivité de sa mémoire n'a pas augmenté.


2. L'intérêt du marketing pour les adolescents

Depuis mercredi, le tribunal a examiné avec le témoin Ed Ricard plusieurs études de marché.

On a pu voir que, comme Santé Canada, Imperial Tobacco ne limite pas son observation du comportement des fumeurs à ceux de ces fumeurs qui ont l'âge légal pour acheter des produits du tabac.  Dans les documents examinés mercredi, on pouvait voir (et l'auteur de ce blogue est autorisé à dire) que les jeunes de 15, 16 et 17 ans étaient sous la loupe de la compagnie.  Le témoin Ed Ricard, par contre, n'a pas pu répondre à la question de Me Philippe Trudel visant à savoir si les connaissances tirées des études de marché avaient servi à orienter les campagnes de publicité.

Quant aux études de marché examinées hier, elles ne seront vraisemblablement pas versées au dossier de la preuve accessible au public, parce qu'elles contiendraient, selon ce qu'en disent M. Ricard et les défenseurs d'Imperial Tobacco, des renseignements qui ne doivent pas aboutir sous les yeux de la concurrence.


Ironiquement, la concurrence est solidement et intelligemment représentée dans le tribunal par près d'une dizaine d'avocats de JTI-Macdonald et de Rothmans, Benson & Hedges.

Bien entendu, ces juristes, tout comme ceux qui pilotent les recours collectifs ou ceux qui défendent le gouvernement du Canada dans ce procès, sont tenus par leur serment d'office de ne pas révéler à leurs clients ce qu'ils voient sur les précieux papiers ou sur leur moniteur, quand un juge leur demande.

Dans la salle d'audiences, seule la poignée de personnes sans toge est donc empêchée de consulter les pièces.

Dans son blogue en langue anglaise Eye on the Trials, Cynthia Callard, qui observe depuis plus de vingt ans les affaires en justice des compagnies de tabac, signale que certains des documents soudain confidentiels au procès de 2012 ont pourtant déjà été rendus publics lors d'un procès devant la Cour supérieure du Québec qui s'est terminé en 2002.

On peut accéder à ces pièces du dossier sur un site de l'Université de la Californie.  (Deux cas, au moins : P-50, AG-51)  (Le site de la Legacy Tobacco Documents Library contient encore bien d'autres merveilles, si vous avez du temps.)


3. Batailles judiciaires parallèles

À la mi-août, trois juges de la Cour d'appel du Québec siégeront pour écouter les plaidoiries des avocats du gouvernement fédéral et de deux compagnies de tabac.

Les représentants du Procureur général du Canada ont demandé l'autorisation d'aller en appel d'une décision du juge Riordan qui a rejetté leur demande à l'effet de sortir le gouvernement du Canada de sa position de défenseur en garantie dans la cause des grands cigarettiers.

Me Nathalie Drouin et Me Maurice Régnier ont plaidé la demande d'autorisation d'aller en appel le 27 avril dernier.  Le juge Nicholas Kasirer a rendu une décision le jour même, mais pas celle de refuser ou d'autoriser l'appel.  Il faut dire que les avocats Suzanne Côté et Craig Lockwood pour Imperial Tobacco, et Doug Mitchell pour JTI-Macdonald avaient eux aussi bien préparé leurs arguments.

Le juge Kasirer a décidé de réunir un panel de trois juges pour entendre la demande d'autorisation d'aller en appel.  Après la lecture du jugement, des juristes présents nous ont cependant dit que les trois juges, tant qu'à entendre les avocats reservir leurs arguments savants, pourraient aussi décider de trancher le fond de la question.

Le 27 avril, Me Drouin et Me Régnier ont invoqué le jugement de juillet 2011 de la Cour suprême du Canada et plaidé qu'il y a avait chose jugée (res judicata, en latin) quant à la responsabilité du gouvernement du Canada dans les agissements des grands cigarettiers.

Comme Me Côté, Me Lockwood et Me Mitchell, le duo d'avocats du gouvernement ont aussi parlé au juge de divers précédents jugements judiciaires au Canada.  Mais évidemment pas les mêmes, ou pas avec la même interprétation de ce qui est arrivé.

*
Aujourd'hui même, la Cour d'appel du Québec entend une autre demande d'autoriser d'en appeler d'une décision du juge Riordan.  Cette fois-là la requête provient, de nouveau, des défenseurs des cigarettiers.

Jusqu'à présent, la Cour d'appel a maintenu tous les jugements de Brian Riordan.

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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve, vous devez d'abord entrer sur le site des avocats des recours collectifs (voir dans la marge orange à votre droite). 

Rendu là, vous cliquez sur la barre bleue Accès à l'information.

Après cela, vous revenez dans le blogue et cliquez les liens qui vous intéressent.

jeudi 10 mai 2012

26e jour - 9 mai - L'école du tabac

En décembre 1997, quand Cécilia Létourneau s’est adressée à la Cour du Québec pour réclamer à Imperial Tobacco Canada le modeste remboursement de ses aides pharmacologiques au sevrage tabagique, c’est Ed Ricard que la compagnie a dépêché au palais de justice de Rimouski.

À l’époque, le juge Gabriel De Pokomandy avait débouté Mme Létourneau.  En 2012, elle est devant la Cour supérieure du Québec avec derrière elle 1,5 millions de personnes dépendantes du tabac, et qui réclament des réparations autrement plus substantielles et des aveux.

Et qui est revenu hier comme témoin de fait appelé par les procureurs des recours collectifs, après avoir été le témoin désigné par Imperial Tobacco pour des interrogatoires préliminaires à l’actuel procès, en juin et décembre 2008 ?  Nul autre qu’Ed Ricard.

M. Ricard a aussi comparu devant la Cour supérieur du Québec en janvier 2002, lors de la contestation judiciaire de la loi fédérale sur le tabac de 1997 par les cigarettiers.

Devant ces faits, et parce qu’il a évidemment lu des transcriptions d’interrogatoires, le procureur Philippe Trudel, qui défend les intérêts des Cécilia Létourneau du Québec, a demandé à M. Ricard s’il avait déjà suivi une formation pour être témoin.  Il a dit que ce n’est pas le cas.

Après une journée complète de comparution, le témoin n’a toujours manifesté aucune arrogance, condescendance ou suffisance, observées chez plusieurs autres témoins.  Il n’a pas cherché à faire rire, ni affiché une gueule de dictateur chilien un mauvais jour.  Il n’a pas cherché à faire s’apitoyer le tribunal sur son sort.

Reste à voir si la partie demanderesse pourra en tirer quelque chose de neuf, sur ce que sa compagnie pensait en terme de dépendance, par exemple.

*
(Soit dit en passant, le témoin a choisi d'être interrogé en anglais.  Lors des interrogatoires préliminaires au procès, en 2008, Me Deborah Glendinning était intervenu pour couper toute envie aux procureurs des recours collectifs d'interroger Edmond Ricard en français.  Par ailleurs, tout indique que durant les dernières décennies, l'anglais servait davantage que le français, du moins à l'écrit, au siège social d'Imperial Tobacco à Montréal, de même qu'au sein du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac.)

La réduction des méfaits et l’obligation de prévenir

De 2006 à 2010, Ed Ricard a coordonné le travail chez Imperial Tobacco pour identifier, isoler et tenter de réduire les substances qui, dans la fumée du tabac, ont été identifiées par les autorités sanitaires comme toxiques.

Lors de l'interrogatoire d'hier, le témoin a trouvé le moyen d'éviter d'en nommer une seule.  D'autre part, il a confessé que les efforts de l'entreprise n'ont jusqu'à présent débouché sur aucun produit final amélioré, et que le défi demeure de mesurer les améliorations d'une manière qui gagne l'approbation des scientifiques indépendants de l'industrie.

Le témoignage de M. Ricard arrive après celui de Jean-Louis Mercier, qui a parlé d'un programme d'Imperial surnommé Project Day et qui avait sensiblement les mêmes buts, apparemment inatteignables.  C'était il y a plus de 25 ans.

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Comme il l'avait fait en 1997 en Cour du Québec, M. Ricard a justifié le mutisme de sa compagnie concernant les méfaits sanitaires de l'usage du tabac, en faisant valoir que les fabricants étaient empêchés par le gouvernement fédéral de faire la moindre allégation en matière de santé, et cela bien avant l'actuelle Loi sur le tabac votée par le Parlement fédéral en 1997.

Me Trudel a montré au témoin un extrait de la Loi réglementant les produits du tabac, ancêtre de l'autre loi, et entrée en vigueur en janvier 1989.  L'article 9, paragraphe (3), stipule que les conditions de l'étiquetage des paquets prévus dans la Loi n'ont pas pour effet de relever le fabricant ou le distributeur de son obligation d'avertir les consommateurs des effets sanitaires des produits.

Alors que le témoin allait peut-être reconnaître que son interprétation du droit, à Rimouski en 1997 et aujourd'hui, était pour le moins discutable, les objections des défenseurs des cigarettiers ont interrompu l'interrogatoire et ont mis fin au débat sur cette question.

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Les grandes entreprises ne fabriquent pas seulement des marchandises, mais aussi un discours, et parfois, jusqu’à un certain point, des hommes pour le tenir.  Imperial Tobacco est une école.

Les témoins Michel Descôteaux et Jean-Louis Mercier ont passé chacun plus de trente ans dans l’univers d’Imperial Tobacco, et le témoin Roger Ackman environ 27 ans, puis ils ont pris leur retraite.  Le tribunal les a entendus dire qu’il y avait peu ou pas de discussion sur tel ou tel sujet, entre autres les méfaits sanitaires du tabac.  Et pourtant, ils ont tous les mêmes arguments à la bouche, ils ont joué les mêmes cassettes lors de leurs témoignages.  C’est le même topo avec Ed Ricard.  Mais sa situation est différente.

Après presque trente années dans l’orbite d’Imperial, avec les mêmes nom et prénom que son père, qui a lui aussi travaillé dans l’entreprise, et à un haut niveau, Edmond Ricard, surnommé Ed, s’est prévalu d’un droit à une retraite anticipée.  On ne sait pas pourquoi.  À tout juste 51 ans depuis janvier, Ed Ricard, peut encore rêver d’une deuxième carrière bien différente.  Quand son témoignage se terminera, la semaine prochaine, il pourra encore tourner la page sur sa première vie, s’il le veut.

mercredi 9 mai 2012

25e jour - 8 mai - Le mystérieux docteur d'Ottawa : la fin d'un mythe

Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve, lisez les instructions à la fin du message d'aujourd'hui.

Mardi, après l'interrogatoire de Jean-Louis Mercier par Me Philippe Trudel puis Me Maurice Régnier, suivi de l'interrogatoire d'Anthony Kalhok par Me Bruce Johnston et Me Régnier, il ne restait que des cendres froides du mythe dans lequel des cadres d'Imperial Tobacco (Mercier, Descôteaux et Kalhok, à tout le moins) ont pu se complaire trop longuement : celui que leur compagnie avait agi en conformité de demandes du ministère fédéral de la Santé, et plus précisément de demandes d'un ancien haut fonctionnaire, le pharmacologue Alexander B. Morrison, en ce qui concerne le marketing des cigarettes dites douces ou dites légères.

Me Maurice Régnier, qui représente le gouvernement fédéral, à qui les trois grands cigarettiers tentent de faire porter le blâme judiciaire pour leurs agissements, souhaitait depuis des semaines d'avoir l'occasion de rafraîchir la mémoire assoupie ou trop anecdotique des cadres d'ITCL.  C'était la première fois hier que l'un des avocats du gouvernement du Canada posait des questions à des témoins à ce procès.

Le procureur Régnier a fait lire à l'ancien chef de la direction d'Imperial une lettre du ministre fédéral Marc Lalonde datée du 16 mars 1976 et adressée à Paul Paré, alors président du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) et grand patron d'Imperial.  Jean-Louis Mercier a reconnu qu'Ottawa avait effectivement demandé une réduction de la teneur en nicotine des cigarettes, et pas seulement de la teneur en goudron. pièce 50001

Puisque M. Mercier ne paraissait pas encore convaincu de ce qu'était aussi l'opinion du fameux « docteur Morrison », Me Régnier lui a servi deux lettres du haut fonctionnaire qui enfonçaient les clous, datées de 1977 et 1978.  (pièces 50002 et 50003)

La lettre du sous-ministre adjoint Morrison d'avril 1977 demandait notamment si l'industrie canadienne ne pourrait pas envisager d'apposer un jour de claires mises en garde sanitaires sur les emballages de cigarettes, comme l'industrie suédoise le faisait alors (déjà).

La contrainte que l'industrie cigarettière canadienne se serait prétendument senti imposée à l'époque de son code d'autoréglementation n'a nullement empêché le président du CTMC de remettre fermement les fonctionnaires à leur place, comme dans ce passage d'une lettre-réponse de septembre 1977:  « Nous sommes en désaccord avec ce type d'activité (apposer des mises à garde claires comme en Suède). Les compagnies membres devraient continuer de communiquer de l'information aux fumeurs à propos de leurs propres marques, mais ne peuvent raisonnablement pas être censées d'annoncer ou de promouvoir la notion que les gens ne devraient pas fumer, ou que fumer est mauvais pour vous.»  pièce 50004

(M. Paré se trouvait ainsi à dire que les messages ambigus que l'industrie apposait à l'époque sur les annonces étaient loin d'être des mises en garde sanitaires significatives.)

Me Régnier a demandé à Jean-Louis Mercier, chef de la direction d'Imperial de 1979 à 1993, si sa compagnie avait par la suite changé sa politique consistant à ne pas prévenir les fumeurs que fumer était dommageable pour leur santé.

Pas vraiment, a avoué M. Mercier.

Avant d'être achevé par le procureur du gouvernement canadien, le témoin Mercier avait été forcé de faire quelques admissions supplémentaires à l'avocat Philippe Trudel des recours collectifs et à l'avocate Suzanne Côté d'Imperial Tobacco.

C'est ainsi que contrairement à ce que l'ancien chef de la direction d'Imperial proclamait lors de son premier jour de témoignage, des additifs étaient utilisés par sa compagnie au début de son règne (pièce 286).

À l'examen d'une autre pièce (pièce 284), M. Mercier a reconnu que sa compagnie s'intéressait aux « starters » (les fumeurs débutants), et pas seulement aux « switchers » (les fumeurs qui pourraient changer de marque), pour savoir non seulement leur nombre et prédire la taille future du marché (visée admise depuis longtemps), mais pour savoir quel genre de publicité fonctionnait avec eux.

L'interrogatoire de Me Côté a semblé surtout viser à faire admettre par le témoin Mercier que son témoignage valait moins que celui de diverses autres personnes, lesquelles sont comparues devant le tribunal depuis mars, ou seront possiblement appelées à témoigner.  Les juristes et le public raréfié de la salle d'audience ont pu avoir l'impression d'assister à la « tactique de la terre brûlée », mais appliquée sans profit une fois la récolte engrangée.

Le juge Riordan a remercié M. Mercier de son témoignage et lui a donné son congé.

Douceur et légèreté

L'ancien spécialiste du marketing chez Imperial de 1975 à 1985, Anthony Kalhok, est revenu devant le tribunal pour répondre à des questions du procureur du gouvernement du Canada, et à questions des autres parties qui leur ont été inspirées par l'examen de pièces versés au dossier de la preuve depuis son témoignage d'avril.

Interrogé  dans un premier temps par le procureur Bruce Johnston des recours collectifs, le témoin Kalhok a indiqué que l'utilisation de la référence à la légèreté dans le marketing du tabac remontait aux années 1930 et avait été remis en vogue avec la mise en marché de cigarettes à basse teneur en nicotine et en goudron dans les années 1970.

M. Kalhok a expliqué que l'utilisation du terme « léger » à la suite du nom d'une marque déjà lancée servait à la démarquer des autres variétés de la même marque, et n'était pas une référence à un niveau absolu de goudron ou de nicotine, et même pas une référence à un niveau de goudron et de nicotine comparé au niveau d'une autre marque.

En revanche, comme le témoin devait l'expliquer plus tard au procureur Maurice Régnier, le terme « doux » ne se voulait pas un comparatif, mais une qualification qui était largement utilisée aussi couramment avant qu'après la venue des cigarettes à basse teneur en nicotine ou en goudron.

Quant à l'association mentale entre léger ou doux, d'une part, et basse teneur en goudron ou en nicotine, d'autre part, elle était le fait des fumeurs eux-mêmes.  Les cigarettiers aurait simplement profité de cette confusion.

Une chose était cependant restée en travers de la gorge du procureur Maurice Régnier : l'approbation qu'aurait livrée verbalement le sous-ministre adjoint Morrison au marketeur Kalhok, lors d'une rencontre sans autre témoin, à propos de l'usage du mot « léger » envisagé par ITCL avec le lancement de la Player's Light en 1976. (M. Kalhok a évoqué cette rencontre le 18 avril dernier, lors d'un interrogatoire par Me Craig Lockwood d'Imperial Tobacco.)

Me Régnier a mis sous les yeux du témoin la correspondance du sous-ministre Morrison avec le CTMC et la haute direction d'Imperial, une correspondance de 1977 et 1978 qui ramène le souvenir doré de M. Kalhok au niveau de l'anecdote sans grande signification, comme un souriant oasis dans une relation industrie-gouvernement plutôt sèche.

De l'examen des pièces 5005A, 50006, 50009, 50009A, 50009B, 50010 et 50011 ressort que le gouvernement du Canada n'était pas satisfait du flou où l'industrie se complaisait et a demandé, notamment à Imperial Tobacco, de changer son usage du mot « léger ».  ITCL a défendu ses positions, y compris sur les conseils du spécialiste du marketing Kalhok, et n'a pas changé sa pratique.

Le juge Riordan a remercié Anthony Kalhok de sa collaboration et lui a donné son congé.

***
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1- d'abord aller sur le site des avocats des recours collectifs à https://tobacco.asp.visard.ca ;
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mardi 8 mai 2012

24e jour - 7 mai - Une décision, un mort et la crème glacée

Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve, lisez les instructions à la fin du message d'aujourd'hui.

Hier, un fantôme est venu hanter l'une des compagnies intimées dans le méga-procès en Cour supérieure du Québec, en l'occurrence Imperial Tobacco Canada.

Cela est une conséquence d'un jugement de Brian Riordan rendu la semaine dernière qui a autorisé la production en preuve de certaines pièces au procès en recours collectifs des trois grands cigarettiers canadiens.

Le fantôme s'appelle Robert Bexon.  M. Bexon fut le directeur de la stratégie marketing et de son développement chez ITCL durant une partie des années 1980, avant de continuer sa carrière chez Brown & Williamson, une autre filiale de la multinationale British American Tobacco (BAT) de Londres, filiale basée au Kentucky.

Après que BAT ait liquidé tous les actifs du holding Imasco en dehors de la fabrication de produits du tabac, et pris le contrôle total et direct d'ITCL, Bexon est revenu à Montréal présider la compagnie canadienne, de 1999 à 2004.  M. Bexon est décédé dans un accident de la route au Québec en 2008.

*
Dans une lettre manuscrite qu'il adressait à ses supérieurs Wilmat Tennyson et Bill Sanders vers 1985 (la date reste à préciser mais la période ne fait pas l'objet d'un désaccord entre les parties), Bob Bexon écrivait que « comme c'est parti aujourd'hui, et sans mesure corrective, notre industrie disparaîtra dans un futur à moyen terme.» (traduction de l'auteur du blogue) (pièce 266)

Bexon écrivait cela après avoir étudié les premiers résultats d'une grande recherche d'Imperial Tobacco sur les consommateurs intitulée Project Viking. 

L'expert en marketing et futur grand patron constatait que les fumeurs ne tirent plus de plaisir de fumer et ne le font que parce qu'ils sont dépendants.  « Les bénéfices (du tabagisme) sont ceux que les fumeurs associent directement aux effets addictifs de la nicotine.  En conséquence, dans le contexte moderne, ils ne sont pas même vus comme des bénéfices.  Parce que ces bénéfices sont l'effet chimique de la nicotine, les fumeurs les voient comme le reflet de leur propre faiblesse personnelle.  Ils recherchent ces résultats mais n'en sont pas heureux.  Si notre produit ne créait pas la dépendance, nous ne vendrions plus une cigarette dans une semaine en dépit de ses propriétés psychologiques positives.»

Bexon notait aussi que les sensations éprouvées ne transparaissaient même pas dans les descriptions que les fumeurs faisaient de leur expérience.

En contrepartie de ses propos généralement sombres, Bexon affirmait que « la bonne nouvelle est que d'arrêter de fumer est un processus difficile », puis plus loin, que « comme les alcooliques, les fumeurs se rendent compte qu'ils seront toujours des fumeurs et peuvent toujours rechuter».

Le spécialiste du marketing écrivait aussi que « faire quelque chose concernant l'initiation (au tabagisme) est notre plus importante priorité à long terme ».

* *
Dans une lettre du 20 novembre 1984 à son collègue du marketing Wayne Knox, Bob Bexon estimait que le futur de l'industrie du tabac dépendait de sa capacité à maintenir sa clientèle actuelle et à créer de nouveaux clients.  (pièce 267)

Le spécialiste du marketing croyait que l'action valait mieux que l'inaction et recommandait trois orientations à prendre : infléchir les vues du public sur le tabagisme, introduire sur le marché des produits qui soient une alternative acceptable aux cigarettes de l'époque et à l'abandon du tabac, et « lancer des projets  pour s'assurer de la consommation des produits du tabac par les jeunes ».  Le long rapport de Bexon contenait une analyse approfondie et diverses pistes de solution.

(Il semble que Bob Bexon avait de la suite dans les idées en matière d'innovation commerciale puisque c'est sous sa présidence qu'Imperial a lancé le snus Du Maurier, un produit qui consiste en sachets de tabac.  Le consommateur ne fume pas le sachet mais le glisse quelque part entre ses joues et ses gencives, et le suçote tranquillement.)

La concurrence et la contrebande

Jean-Louis Mercier, l'ancien chef de la direction d'Imperial de 1979 à 1993, a eu du mal à faire croire que sa compagnie vendait toujours ses cigarettes en paquets d'au moins vingt unités.

Quand le procureur des recours collectifs Philippe Trudel a montré certaines analyses internes d'Imperial faisant état du lancement de paquets de 15 cigarettes en juin 1986 et de leur utilité pour favoriser l'expérimentation du tabac par les jeunes, le témoin Mercier a justifié sa compagnie en disant que c'est la concurrence qui avait commencé.  (pièces 266 et 63)

Quand Me Trudel a alors demandé si une telle attitude était morale, l'ancien chef de la direction d'ITCL a alors fait état de la fréquence des ventes à l'unité dans les commerces, pratique qui faisait en sorte que la taille des paquets importait peu.  M. Mercier savait cela par les représentants de sa compagnie auprès des détaillants.

Quand Me Trudel a voulu savoir s'il n'aurait pas été opportun pour l'industrie de cesser de payer les détaillants pour aménager des « power walls » (des étalages criards) de produits du tabac autour de la caisse, Jean-Louis Mercier s'est soudain montré peu familier avec le sujet.  Me Trudel lui a alors demandé s'il n'aurait pas été opportun d'au moins modérer les paiements aux commerces situés près d'écoles, M. Mercier a dit que les détaillants trouvaient déjà les compagnies trop modérées...

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Jean-Louis Mercier a aussi fait valoir que les paquets de 15 cigarettes, malgré leurs prix inférieurs aux paquets de plus gros volumes, ont été concurrencés au début des années 1990 par les paquets vendus sur le marché noir.  (L'ancien patron d'Imperial, qui a pris sa retraite en 1993, donne l'impression de ne pas savoir que sa compagnie a reconnu en juillet 2008 sa culpabilité dans l'alimentation de ce marché noir du début des années 1990.)

Dans le jargon corporatif d'Imperial, comme l'a découvert le juge Riordan hier, la contrebande s'appellait « cross border business », le commerce transfrontalier.  Vers la fin du règne de Mercier, les exportations vers les États-Unis de produits canadiens explosaient mystérieusement.  Le témoin a dit que sa compagnie avait durant quelques mois suspendu ces exportations mais les avait reprises en voyant que les concurrents canadiens profitaient sans vergogne de la situation.

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À deux reprises dans l'après-midi de lundi, en examinant avec le procureur des documents internes de sa compagnie, et en tentant de répondre ou de ne pas répondre aux questions, Jean-Louis Mercier a parlé de dépendance et de crème glacée.

La première fois, il a tenté de faire valoir une différence entre être la dépendance à une drogue dont on ne peut pas se sevrer, et la dépendance à la « crème à glace » qu'il est facile de surmonter.  Selon toute vraisemblance, la dépendance au tabac serait de la seconde catégorie aux yeux du témoin Mercier.

Plus tard, le vétéran de l'industrie du tabac a comparé les cigarettes des années 1950, dont il dit qu'elles contenaient plus de goudron et qui n'étaient pas munis de filtres, avec de la dynamite, parce qu'une bouffée peut vous étourdir.  (M. Mercier a fumé ses premières cigarettes vers la fin des années 1940.)

Les cigarettes actuelles se compareraient plutôt à « de la crème glacée »...??!!

Il faisait soleil et doux à Montréal hier.  Il n'est pas impossible que les pauses aient servi au témoin, comme aux juristes, à rêver de l'été.

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vendredi 4 mai 2012

23e jour - 3 mai - Mercier met quelques rondelles dans son propre but

Malgré ses 78 ans, Jean-Louis Mercier, qui fut président et chef de la direction d’Imperial Tobacco de 1979 à 1993, s’est montré, comme les autres hommes de la compagnie lors d’interrogatoires en mars et en avril, très capable d’esquiver les questions embarrassantes des procureurs des recours collectifs, par des réponses évasives et parfois assez distrayantes.

(Cette semaine, comme lors de sa comparution en avril, l’ancien président semblait avoir envie de parler des « taxes qui augmentaient de façon vertigineuse » (à une époque non précisée), mais aucun avocat n’avait de questions à lui poser à ce sujet.) 

N’empêche que le vétéran du tabac a fini par mettre quelques rondelles dans son propre but, durant son interrogatoire d’hier (jeudi) par Me Philippe Trudel. 

Sur la ligne

Dans la matinée, M. Mercier a examiné avec le procureur un procès-verbal daté du 28 septembre 1989 d’une réunion de délégués de filiales de British American Tobacco (BAT) qui avait eu lieu lors d’un rassemblement, du 18 au 22 septembre de la même année, dans un hôtel de Vancouver. 

Depuis le début du procès des cigarettiers, l’examen de ce genre de documents commence souvent par une identification des participants.  Dans ce cas, la colonne des noms était flanquée d’une colonne où figure le nom de l’entreprise d’origine du participant. 

Le témoin Mercier a établi spontanément qu’il ne s’agissait pas d’une réunion de présidents de filiales (comme celles que lui avait durant ces mêmes journées à Vancouver), mais d’une réunion de « scientifiques », étant donné que la plupart des noms étaient précédés des lettres « Dr ».

(Depuis le début du procès, il appert que l’industrie semble employer le mot docteur indistinctement pour les médecins et les docteurs en chimie ou dans une autre discipline). 

Les noms apparaissant dans la liste n’ont éveillé aucun souvenir ferme chez M. Mercier sauf ceux du Dr S.R. Massey et du Dr P. J. Dunn, deux hommes qui travaillaient pour Imperial à Montréal. 

Me Trudel a attiré l’attention sur un nom : Dr J. S. Wigand.  Puis il a demandé si le témoin sait qui c’était. 

L’ancien président d’Imperial Tobacco a dit que le nom de Jeffrey Wigand ne lui disait rien… (mais il a prononcé son prénom, alors qu’il n’apparaît nulle part dans le document). 

« De Brown and Williamson ?, a ajouté Me Trudel en attirant alors l’attention sur la colonne des noms d’entreprise.

Ah c’est lui, ça !», s’est exclamé M. Mercier, non sans faire pouffer de rire quelques juristes dans la salle d’audiences.  Oui, il en a entendu parler.  (Sur Wigand, lire notre blogue du 7e jour, le 21 mars).


Me Trudel a tenté de savoir pourquoi la version finale du procès-verbal de ladite réunion à Vancouver, finalement arrivée chez Imperial six semaines après la réunion, comptait 3 pages au lieu de 14, comme dans la version de septembre.

M. Mercier a patiné et n’a fourni aucune explication.

Dans le filet

Dans l’après-midi, en étudiant un document avec le témoin, le procureur Trudel a demandé à ce dernier d’expliquer le sens de l’expression « nicotine acceptability ».
 
Mercier : « J’essaie de deviner la phrase… (Elle doit signifier: ) Ne pas jouer avec le niveau de nicotine dans les produits ?...

Me Trudel : Avoir un niveau minimum ?

Mercier, rétif puis catégorique : Il ne fallait pas le changer (le niveau). 

Me Trudel : Même si cela réduit les nitrosamines du même coup ?


Mercier : Il n’y a pas de preuve que la nicotine cause des maladies.

Me Trudel : Ce n’est pas un cofacteur dans le développement des cancers ?


Mercier : Dans la mesure où cela fait fumer les gens…»

Un premier ange est passé dans la salle d’audiences.

*
Un peu plus tard, Jean-Louis Mercier a entonné le refrain des cadres d’Imperial sur la valeur scientifique de l’épidémiologie. 

Me Trudel : « En contestiez-vous les conclusions ? 

Mercier : Aucune raison de contester ni de croire. 

Mercier : Une preuve épidémiologique n’est pas une preuve scientifique

Me Trudel a évoqué les notions de corrélation et de causalité.

Mercier : « On peut presque parler de causalité dans le cas du cancer du poumon.»

Comme s’il sentait qu’il s’est « aventuré » trop loin, Jean-Louis Mercier a retraité aussitôt en demandant pourquoi 85 % des fumeurs n’ont pas le cancer du poumon.  Il a déploré que l’épidémiologie ne dise pas pourquoi.

Me Trudel a demandé si les clients d’Imperial étaient bien informés des risques de cancer.  L’ancien président de la compagnie a répondu qu’ils l’étaient grâce aux avertissements de santé.

Le procureur Trudel a voulu parler de ces 15 % de fumeurs que le cancer frappe.

Mercier : « C’est pas beaucoup.

Me Trudel : Pas beaucoup ?!

Mercier : On spécule, là.
 
Le ton soudain rogue du témoin invitait à changer de sujet et le procureur avait quantité d’autres rondelles à lancer.

Un code volontaire qui n’empêchait rien

Trois des anciens cadres d’Imperial qui ont comparu jusqu’à présent devant le tribunal ont parlé du code volontaire de l’industrie en matière de marketing.

À entendre les Descôteaux, Kalhok et Mercier, la liberté que l’État a longtemps laissé à l’industrie de s’auto-réglementer équivalait non seulement à une « entente avec le gouvernement », mais à une entente qui contraignait leur entreprise et ses concurrentes à ne pas adresser aux consommateurs de claires mises en garde en matière de santé.

Mercredi après-midi, Me Philippe Trudel, était parvenu à faire ressortir le flou artistique et l’absence de dents du fameux code de l’industrie, en examinant avec Jean-Louis Mercier une version discutée au tribunal dans la matinée, lors de l’interrogatoire de Michel Descôteaux par l’avocate d’Imperial Tobacco Deborah Glendinning.

Hier, le procureur Trudel est revenu à la charge.

Une de ses questions, qu’il a dû répéter quatre fois avant d’obtenir une réponse cohérente, était la suivante : Dans le code volontaire de l’industrie, est-ce qu’il y avait un empêchement pour ITCL d’aviser (ses clients) de tous les risques et de leur étendue ?

L’ancien président d’Imperial a commencé par dire que « c’est pas nous qui avons décidé du code volontaire au complet ».
  
Le procureur des recours collectifs a reposé sa question.  Jean-Louis Mercier a encore tourné en rond.

Me Trudel : « Est-ce que le gouvernement était signataire ?

Mercier : J’ai pas vu la signature.»


Après s’être fait répéter que « l’entente » était cruciale pour les quatre compagnies en concurrence, et à défaut que le témoin dise pourquoi l’industrie n’avait pas jugé important que quelqu’un au gouvernement signe la soi-disant entente, le procureur a demandé à M. Mercier de se remettre le code volontaire de l’industrie sous les yeux.


Me Trudel : « Est-ce qu’il y avait un empêchement pour ITCL d’aviser de tous les risques et de leur étendue ?»

 
Le témoin a regardé le texte et n’est pas arrivé à montrer une clause du code à cet effet.

 
M. Mercier a ensuite posé une question-commentaire que le juge Riordan a gentiment suggéré aux avocats de noter.


Me Trudel est alors revenu une quatrième fois avec sa question: « Est-ce qu’il y avait un empêchement pour ITCL d’aviser de tous les risques et de leur étendue ?


Jean-Louis Mercier : Techniquement, rien ne nous empêchait.»


Tout le monde a regardé passer un deuxième ange dans la salle d’audiences.


Abus de procédures par Imperial


Mercredi soir, Brian Riordan a rendu un jugement favorable à une requête des avocats des recours collectifs pour que la partie défenderesse, en particulier Imperial Tobacco, cesse de s’objecter à la production de plusieurs documents devant le tribunal, en particulier certains documents-orphelins.


Le juge Riordan déclare, entre autres, qu’ « ITL n’avait pas le droit de se lancer dans une guerre d’usure afin de rendre difficile au maximum la production de milliers de documents que les demandeurs voudront déposer en preuve dans ces dossiers. »