mercredi 11 avril 2012

13e jour - 10 avril - Un procès encore sur ses rails, et un spécialiste du marketing à la barre des témoins

Le jeudi 5 avril dernier, à la suite d’une audience le 27 mars, la juge Marie-France Bich de la Cour d’appel du Québec a rejeté la demande d’Imperial Tobacco Canada Limited (ITCL) de casser une décision récente de l’honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Le juge Riordan avait rejeté le 14 février dernier une requête d’ITCL dont l’acceptation aurait changé sérieusement le déroulement du procès qui a commencé le 12 mars, et qui l’aurait étiré considérablement.  

Le juge Riordan n’avait exaucé qu’un vœu des défenseurs d’ITCL, celui d’un report du début du procès du 5 mars vers le 12 mars, afin de permettre à l’avocate principale de la compagnie d’assister à l’interrogatoire d’un témoin au Royaume-Uni le 6 mars, sans manquer le début du procès.  Insatisfaite, la défense d’ITCL a voulu faire appel.

La Cour d’appel du Québec a appuyé l’ensemble du jugement de février de Brian Riordan, au motif fondamental que le juge de première instance est la personne la mieux placée pour administrer le procès.  La juge Bich précise que la Cour d’appel « n’a pas à s’immiscer dans ce processus en l’absence de toute atteinte au droit à une défense pleine et entière ou d’autre circonstance exceptionnelle ».   À plusieurs reprises, la juge Bich écrit que la défense d’ITCL n’est nullement mise en péril.
 
Le plus haut tribunal du Québec souligne aussi la « complexité peu commune, notamment sur le plan procédural » du procès, et écrit que « cette complexité signifie nécessairement que les règles ordinaires de la procédure doivent être non pas abandonnées ou sacrifiées, mais modulées et adaptées, de façon créative et souple, à une situation qui, assurément, est exorbitante du commun des affaires judiciaires ».

La juge Bich va jusqu’à écrire que certains arguments d’Imperial sont une manière de remettre indirectement en question un jugement du 20 janvier dernier de son confrère Jacques Fournier de la Cour d’appel, un jugement qui confirmait l’autorisation accordée aux avocats des recours collectifs de faire enregistrer comme pièce au dossier de la preuve un rapport très savant de l’historien américain Robert Proctor, et cela malgré l’avis des défenseurs de Rothmans Benson and Hedges.

La Cour d’appel du Québec reprend enfin à son compte une invitation au réalisme et à la mesure contenue dans le jugement Riordan de février, une invitation qui concernait notamment les interrogatoires préalables, et elle la sert à son tour aux parties, en l’appliquant pour sa part à l’ensemble de l’affaire.

Au fil des quatre dernières années, les juges de la Cour d’appel du Québec ont maintenu toutes les décisions du juge Riordan sur lesquelles leur attention a été sollicitée.  Huit jugements, six juges différents jusqu’à présent, et à chaque fois des frais pour l’industrie, à l’origine de toutes ces contestations.

La prochaine affaire portée devant la Cour d’appel du Québec concerne la requête du Procureur général du Canada, qui souhaite, contrairement au juge Riordan, que le gouvernement fédéral canadien soit mis hors de cause dans l’actuel procès en recours collectif.


Anthony Kalhok s’amène

Le procès des cigarettiers s’est donc poursuivi tranquillement hier au palais de justice de Montréal avec la comparution d’Anthony Kalhok, lequel a œuvré durant une quinzaine d’années dans le marketing chez Imperial Tobacco.

Les cigarettiers ont généralement prétendu que la publicité visait à prendre des parts de marché aux concurrents.  Au Canada, cela ne les a jamais empêché de se battre bec et ongles, dans les années 1980 et 1990, pour que l’État n’enlève pas à l’ensemble des compagnies de tabac le droit de faire de la publicité, alors que cela aurait pourtant fait économiser beaucoup d’argent à chacune de ces compagnies.

Les entreprises de l’empire multinational British American Tobacco (BAT), dont Imperial Tobacco au Canada, ne peuvent cependant pas prétendre qu’elles croient encore que le cannibalisme commercial est le but du marketing.

Durant la vingtaine d’années qu’il a passé dans l’industrie du tabac, Anthony Kalhok est l’un de ces hommes qui a fait en sorte que les dirigeants de l’industrie, du moins ceux du groupe BAT, gardent à l’esprit, entre autres, la baisse du taux d’expérimentation du tabac chez les adolescents, la hausse du taux d’abandon du tabac chez les fumeurs, et le plafonnement puis le rétrécissement graduels du nombre de ces derniers. Voir notamment les pièce 114 au dossierpièce 115, pièce 116, pièce 117 et pièce 123.  Le témoin Kalhok a reconnu d’emblée qu’un bon expert en marketing se doit de savoir comment les clients de l’industrie prennent leurs décisions.

Il faut dire que l’ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco de 1975 à 1979 n’est pas du genre à se réfugier dans la prétention d’une ignorance de la science pour refuser d’admettre que la Terre est ronde.  Sorti de l’université au début des années 1960 après des études en mathématique et en physique, entré au département du marketing d’Imperial en 1965, puis passé au holding Imasco entre 1979 et son départ vers l’industrie de la bière quelques années plus tard, Kalhok reconnaît qu’il a toujours su lire les statistiques.
 
Questionné par le procureur des recours collectifs André Lespérance, Kalhok a admis sans difficulté qu’il savait que la plupart des fumeurs commencent à fumer avant l’âge de 18 ans, même s’il ne souvient pas si, à son époque comme vice-président, le code de conduite de l’industrie considérait l’âge de 16 ans ou l’âge de 18 ans comme le seuil de la vie « adulte ».

Dans l’ensemble, Anthony Kalhok est tellement sûr de sa mémoire d’événements et de phénomènes arrivés il y a plus de trente ans, qu’il s’est permis de s’interroger à haute voix sur l’exactitude ou la datation d’un des organigrammes d’Imperial Tobacco que Me André Lespérance lui a montrés.  À un autre moment, il aurait aussi volontiers expliqué plus en détail l’origine même du groupe BAT, si le tribunal avait eu le temps et le goût de l’entendre hier.

Plusieurs organigrammes d’Imperial Tobacco ont été versés comme pièces au dossier de la preuve, en tant que documents qui permettront de comprendre plus facilement divers autres documents examinés jusqu’ici.

Aux questions du procureur Lespérance, Anthony Kalhok a apporté des réponses rapides et détaillées, et avec presque toujours avec le sourire.

L’interrogatoire a permis de connaître notamment les moyens envisagés par ITCL et BAT pour contrer les « pressions » subies par le fumeur avec la multiplication des critiques sanitaires et des réglementations contre l’usage du tabac.

Il a été aussi question de la compensation entre le procureur Lespérance et le témoin Kalhok. 
Selon ce dernier, les fumeurs ont « compensé » le déficit en nicotine des produits à basse teneur en nicotine en pompant leurs cigarettes plus profondément ou en tirant de chaque cigarette plus de bouffées.  Les chercheurs en marketing de l’industrie ont vite constaté que les fumeurs ne passeraient pas, pour reprendre l’exemple de l’ancien spécialiste en marketing d’Imperial, « de la Player’s vers la Matinée », parce qu’ils ne leur étaient pas possible de compenser (le déficit de nicotine).


Les propos et la voix du patron

La semaine dernière, la partie demanderesse avait essayé de faire figurer parmi les pièces en preuve une interview radiophonique datée de 1970 où le président d’Imperial Tobacco à l’époque, Paul Paré, faisait valoir l’argument classique de l’industrie à l’effet qu’il n’y avait pas de preuve que l’usage du tabac cause le cancer, seulement une corrélation statistique.

(Note de l’auteur du blogue : Il y a une corrélation mais pas de causalité entre les ventes de lotions de protection contre les rayons ultraviolets et les observations plus fréquentes de la présence d’oiseaux dans les arbres.  La cause des deux phénomènes est une troisième variable : la venue du printemps et l’intensité du rayonnement solaire frappant la surface de la Terre.)

M. Paré et le journaliste intervieweur de l’époque sont tous deux décédés.

Le témoin Roger Ackman, qui travaillait alors au service juridique de l’entreprise, a prétendu la semaine dernière qu’il ne pouvait pas être certain que la voix entendu était celle de Paul Paré, après avoir écouté un bout d’entrevue marqué par de brefs moments où les propos de l’interviewé sont inaudibles.  Anthony Kalhok, à qui le même enregistrement a été envoyé en vue de son témoignage de cette semaine, a été catégorique : la voix est celle de Paul Paré.

Les défenseurs d’ITCL avait refusé la semaine dernière l’admission de la transcription de l’entrevue effectuée par le service de sténographie et transcription du tribunal.

Le juge Riordan statuera bientôt sur le sort de « documents orphelins » comme cette interview.

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Anthony Kalhok a affirmé que la haute direction d’Imperial Tobacco était consciente que l’industrie cigarettière, devant la montée de la méfiance sanitaire vis-à-vis des produits du tabac, était destinée à devenir une petite industrie, et que c’était ce constat qui expliquait la politique de diversification des activités commerciales menées par les holdings comme Imasco, holding qui chapeautait Imperial Tobacco à l’époque où il y travaillait.  (Imasco était contrôlé par BAT.)

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Interrogé par le procureur André Lespérance, Anthony Kalhok a admis que les dirigeants de l’industrie canadienne notaient une différence entre les perceptions du danger sanitaire du tabac au Québec et ces perceptions au Canada anglais.  L’état d’alerte des Québécois était plus bas.